1749-07-24, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Mia cara j'ay enfin reçu tout ce que je désirois de mr Dargental.
Je retire donc les prières que je vous faisois. On m'a renvoyé Nanine. Savez vous bien que je vais y travailler encore, et baucoup? Croyez qu'une comédie est un des travaux d'Hercule; ne soyez ny surprise ny fâchée, quand je suis aussi sévère pour vous que pour moy. Non seulement il ne faut pas se reposer sur les aplaudissements de ses amis, mais il faut encor craindre ceux du parterre. Rien n'est si trompeur. On a joué amout pour amour tout un carême. La Chaussée a été aplaudi et sera méprisé. Le méchant qu'on interrompoit si souvent par des battements de mains est reconue pour une très mauvaise comédie dans la quelle il y a des vers de satire fort bien faits. Ce n'est guère qu'au bout de dix ans que le véritable succez d'un ouvrage est confirmé. Que de peines bon dieu, et quelle faible récompense! L'art est infini, le prix qu'on en recueille est de la fumée, et des peines réelles y sont attachées. Cependant ne nous rebutons pas. Travaillons mon enfant. Le plaisir même de travailler console de tout mais il ne me console pas d'être si loin de vous.

Fréron succède donc à des Fontaines comme Rafiat à Cartouche. Mais n'y a t'il plus de Bissetre? Avez vous lu trois volumes de lettres de ce malheureux Roussau? Il ne falloit conserver de luy que trois odes au plus, autant de psaumes, quelques épigrammes et jetter au feu le reste avec luy. On dit Racine fils ou fy, éditeur de ces lettres. Il devroit être corrigé d'imprimer des lettres et il doit luy suffire d'avoir déshonoré son père. Bon soir, je vous aime plus que jamais.

V.