[25 September 1760]
Mes divins anges il faut vous rendre compte de tout.
Nous venons de jouer Tancrede en présence d'une douzaine de Parisiens à la tête des quels était m. le duc de Villars. Non, ne vous imaginez pas quel talent madame Denis a acquis. Je voudrais qu'on pût compter les larmes qu'on verse à Paris et chez nous, et nous verrions qui l'emporte. Je vous dois celles de Paris, car les longueurs tarissent les pleurs et vos coupures judicieuses en raprochant l'intérest l'ont augmenté. Détaillons un peu les obligations que je vous ay. Premier acte, premier remerciment. La 1ère scene du 2 supprimée, profit tout clair; le monologue que j'ay envoyé fait très bien chez nous, et doit réussir chez vous.
Au troisième acte pardon. Ce n'est pas sûrement vous qui avez mis ces malheureux vers
On devroit lui répondre mon ami si on t'a déjà dit qu'on te prends ta maitresse tu devais donc en parler d'abord, tu devais donc être au désespoir. C'est un contresens horrible.
Ecoutez moy mes chers anges, on n'a pas fait réflexion qu'Aldamon n'est pas encor le confident de la passion de Tancrede. On a imaginé qu'il luy parlait comme à un homme instruit de l'état de son cœur. Il est évident que c'est et que ce doit être tout le contraire. Aldamon est un soldat attaché à Tancrède qui a favorizé son retour, et rien de plus. Il est si clair qu'il ne sait point la passion de Tancrede, que Tancrede luy dit, cher ami je te dois
Donc Aldamon ne sait rien. Peu à peu la confiance se forme dans cette scène, et Aldamon qui doit avoir assez de sens pour appercevoir une passion qu'il approuve, court faire son message en disant à Tancrede
Il est bien mieux de mettre ce je réponds du succez dans la bouche du confident que dans celle de Tancrede car alors Tancrede dit avec bien plus de bienséance et d'entousiasme, il sera favorable. Nous demandons tous à genoux qu'on laisse le troisième acte comme il était. Est il possible qu'on ait ôté ces vers
Ces vers récitez avec une fermeté attendrissante ont arraché des larmes. Si le père est si étriqué, s'il ne prend pas un intérest tendre à la chose, s'il ne flotte pas entre la crainte et l'espérance, en vérité l'intérest total diminue baucoup, et la pièce en général est bien moins touchante. J'ay écrit à le Kain sur ce troisième acte, et je luy ay montré l'excez de ma douleur. Dans le quatrième acte il y a baucoup d'art à fonder comme vous avez fait mes divins anges la crédulité de Tancrede. Je voudrais seulement qu'il ne dît pas qu'il a pénétré le fonds de cet affreux mistère! mais qu'on ne l'a que trop dévoilé. Vous ne pouvez sans doute soufrir ces vers
Je tiens toujours que c'est assez que le vieux Argire ait dit à Tancrede: elle est coupable. Un père au désespoir est le plus fort des témoignages. Mais si vous voulez que Tancrede invente encor des raisons pour se convaincre à la bonne heure. Il faudra faire des vers mais je n'aurai pas le temps d'icy à demain. Il y a un couplet de Fanie avec Amenaide dans le quatrième acte que vous avez admirablement ajusté. Vous avez recousu, élagué, remplacé en maitres. Nous n'avons jamais fait dire sur notre téâtre dans ce quatrième acte
je pensais avoir rayé ces quatre vers dans votre exemplaire.
Au cinquième acte c'est encor un coup de maître d'avoir rendu à la fois le récit de Catane plus vraisemblable et plus intéressant.
Mais je ne peux concevoir pourquoy on a retranché
ce vers me paraît de toutte nécessité.
Si O jour du changement O jour du désespoir a fait un si mauvais effet cela prouve que Brizard a joué bien froidement. Mais bagatelle.
Je conviens que mademoiselle Clairon peut faire une très belle figure en tombant aux pieds de Tancrede. Mais si vous aviez vu madame Denis pleurante et égarée, se relever d'entre les bras qui la soutiennent, et dire d'une voix terrible, arrêtez, vous n'êtes point mon père, vous avoueriez que nul tableau n'approche de cette action patétique, que c'est là la véritable tragédie, une partie des spectateurs se leva à ce cri par un mouvement involontaire, et pardonnez arracha l'âme. Il y a un aveuglement cruel à me priver du plus beau morceau de la pièce. Je vous conjure de me le rendre. Qui empêche mademoiselle Clairon de se jetter et de mourir au pied de Tancrede quand son père éperdu et immobile est éloigné d'elle ou qu'il marche à elle, qui l'empêche de dire j'expire et de tomber près de son amant.
La somme totale de ce compte est remerciment, tendresse respect, et envie de ne point mourir sans vous revoir.
V.
ce vers fait un très bel effet parmy nous qui n'avons pas la ridicule impatience de votre parterre. Vous êtes bien bons de céder à l'impétuosité de la nation, il faut la subjuguer.