1760-11-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Après avoir écrit hier au soir à la hâte à mes anges, je me couchai avec des scrupules sur Tancrède; et nommément sur l'envie que j'aurais de prendre des libertez anglaises, et italiennes en retranchant les lettres qui m'incommodent. A mon réveil je reçois la lettre de Monsieur d'Argental et de Madame Scaliger.

Comment ferez vous mes anges pour vous débarasser de moy? pourquoi mr Dargental a t'il mal aux yeux? comment mr Fournier trouve t'il cela? pourquoy le soufre t'il? esce Caliste qui a fait trop pleurer mon cher ange? esce moy qui l'ay trop fatigué par mes paperasses?

Vous ne voulez point de mon s à même, vous avez raison, et moy qui travaille au dictionaire je dois être puriste. Voicy donc une nouvelle leçon.

Avant de me l'ôter, il m'ôtera le jour,
Elle serait fidèle après mon trépas même.
Oui j'ose m'en flatter, oui c'est ainsi qu'elle aime,
C'est ainsi que j'adore un cœur tel que le sien.
Il est inébranlable, il est digne du mien,
Incapable d'effroy, de feinte et d'inconstance.

Il faudrait donc avoir la peine de faire transcrire ce changement. Que de peines! et de bontez! de votre part! et que de misère de la mienne!

Madame Scaliger doit savoir que voyez ce que vous devez faire ne subsiste plus, et que j'ay envoié à ses pieds cette correction parmi tant d'autres.

J'avoue que je suis inébranlable pour la dernière façon de Lorédan au cinqème acte, et je demande instamment la protection de mes anges pour ce morceau. Mais encor une fois comment ferons nous? comment imprimer correctement? Je persiste à demander qu'on daigne me faire parvenir l'imprimé feuille à feuille; on se corrige toujours quand on voit sa condamnation moulée.

Crébillon mon maitre. Bonne plaisanterie, que Freron prend pour du sérieux. Il faut pourtant ne pas trop changer ce que mde la marquise a aprouvé. Voulez vous: que j'ay regardé comme mon maitre? Politesse ne coûte rien et fait toujours un bon effet.

Voicy la grande question. Jouera t'on Fanime cet hiver? Non, à ce que je présume. Pourquoy? parcequ'il y a au troisième acte un embrouillamini qui me déplait; et au cinq il y a deux poignards qui me font de la peine. On a baucoup pleuré? D'accord. Mais il y a des gens bien malins à Paris. La fin de Fanime, déchirante, tragique, son père l'amadoüe. O mon père; . . . j'en suis indigne avec un éclat de voix douloureux et elle se tue. Bravo. Mais le poignard d'Enide et le poignard de Fanime! Ces deux poignards me tuent. Que faire donc? Donner Tancrede au mois de décembre, l'imprimer en janvier, et rire. Ensuitte nous verrons: vous aurez de mes nouvelles. Vous ne mourrez pas de faim.

C'est assez parler Voltaire. Parlons Corneille. Je suis bien fâché que cette demoiselle ne descende pas en droitte ligne du père de Cinna. Mais son nom suffit, et la chose parait décente. Vous avez vu cette demoiselle, mes divins anges. C'est à vous qu'on s'adresse quand Voltaire est sur le tapis. Connaissez vous un le Brun, un secrétaire de M. le prince de Conty? C'est luy qui m'a encorneillé. Il m'a adressé une ode au nom de Pierre. C'est à luy que j'ay dit, envoyez la moy, qu'on paye son voiage, qu'on l'adresse à mr Tronchin à Lyon etc. Mais il vaudrait bien mieux que ce fût madame Dargental qui daignât arranger les choses. Cela serait plus honorable, pour Pierre, pour MelleCorneille, et pour moy. Mais je n'ay pas le front d'abuser à ce point des bontez dont on m'honore. Cependant je le répète, il convient que made Dargental soit la protectrice. Tout ce qu'elle fera, sera bien fait. Nul trousseau pr ce mariage. Me Denis luy fera faire habits et linge, nous luy donnerons des maitres, et dans six mois elle jouera Chimene.

Je suis à vos pieds divins anges.