1760-12-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Henri Louis Lekain.

Je n'ai voulu vous répondre Mon cher Roscius, que quand j'aurais vû enfin toute cette confusion dans les rôles de Tancrède un peu débrouillée, quand vous seriez débarassés de la belle pénitente, et quand vous seriez prêts à reprendre Tancrède.

Grâce aux bontés de Mr & de Made D'Argental, tout est en ordre, et si la pièce reste au Théâtre, ce sera uniquement à leur bon goût et à leurs attentions infatigables, qu'on en aura l'obligation. Je vous prie de vouloir bien vous conformer entièrement dans la représentation, à l'Edition de Prault, rien n'est plus ridicule que de voir joüer d'une façon, ce qui est imprimé d'une autre; il ne faut jamais sacrifier l'élocution et le stile, à l'apareil et aux attitudes; l'intérêt doit être dans les choses qu'on dit, & non pas dans de vaines décorations; l'apareil, la pompe, la position des acteurs, le jeu muet sont nécessaires; mais c'est quand il en résulte quelque beauté, c'est quand toutes ces choses ensemble redoublent le nœud et l'intérêt. Un tombeau, une chambre tendüe de noir, une potence, une échelle, des personnages qui se battent sur la scène, des corps morts qu'on enlève, tout celà est fort bon à montrer sur le pont neuf, avec la râreté, la curiosité; mais quand ces sublimes marionettes ne sont pas éssentiellement liées au sujet, quand on les fait venir hors de propos, et uniquement pour divertir les garçons perruquiers qui sont dans le parterre, on court un peu de risque d'avilir la scène française, et de ne ressembler aux barbares anglais que par leur mauvais côté; ces farces monstrueuses amuseront pendant quelque temps, et ne feront d'autre éffet que de dégoûter le public de ces nouveaux spectacles et des anciens.

Je vous exhorte donc, mon cher ami, de ne souffrir d'apareil au Théâtre, que celui qui est nôble, décent, nécessaire.

Pour ce qui est de Tancrède, je crois que d'abord vos camarades doivent conformer leurs rôles, à l'imprimé, qu'ensuitte ils doivent en faire une répétition, parce qu'il y a environ deux cents vers différents de ceux qu'on a récités aux premières représentations. Je crois même qu'il y en a beaucoup plus de deux cent. Je crois encor que vous devez donner deux représentations avant que Praut mette son édition en vente; si la pièce réussit, il la vendra beaucoup mieux, quand ces deux représentations l'auront fait valoir, et lui auront donné un nouveau prix.

Je vous embrasse de tout mon cœur et vous prie de me donner de vos nouvelles et des miennes.

V.