aux Délices 18 juin [1759]
Cette dépêche sicilienne doit être adressée à Madame l'envoyée de Parme qui s'est donnée la peine de faire un si beau mémoire et de l'écrire tout entier de sa main.
Il parait bien qu'elle doit partager toutes les négotiations de Monsieur l'envoyé; elle connait à fonds toutes les affaires de la Sicile; toutes ses réflexions sont justes, profondes et fines; ses raisonnements forts et pressants, bien déduits, clairement exposés, prouvez, apuïez. C'est un petit chef d'oeuvre que ce mémoire, et ce qui n'est jamais arrivé, et n'arrivera plus, c'est que l'auteur adopte sans restriction toutes les critiques qu'elle a eu la bonté d'envoyer. Il en fait aussi honneur à tous les anges, et baise le bout de leurs ailes avec une profonde humilité, et les remerciements les plus tendres et les plus sincères.
O Anges! ne soïez en peine de rien; nôtre nièce et moi nous pensions comme vous presque sur tous les points, mais nous n'avons pû résister à la rage de vous envoyer au plus vîte nôtre chevalerie, et de vous faire voir qu'à soixante et six ans on a encor du sang dans les veines. Tancrède a été fait comme Zaïre, en trois semaines, nous en avons des témoins; et à l'heure où nous faisons cette dépêche nous attestons le ciel que tout est corrigé à peu près suivant vos divines intentions, que nous avons à moitié devinées et à moitié suivies.
Nous sentons avec douleur que nôtre intrigue est fondée sur un billet équivoque comme celle de Zaïre; nous avoüons en cela nôtre insuffisance et la stérilité de nôtre imagination; mais nous réparerons cela par un gros bon sens qui règnera dans toute la pièce. Nôtre bon sens est très aidé par les lumières des Anges. Le message porté chez les maures pour arriver à Messine n'était pas sans difficultés. Le balourd qui porte ce billet a aussi son embarras; ce sont les cordes et les poulies qui font mouvoir la machine; il faut qu'elles aillent juste, j'en conviens; mais il faut que cette machine soit brillante, pompeuse, que tout interresse, que le coeur soit déchiré, que les larmes coulent, qu'un grand et tendre intérêt ne laisse pas aux spectateurs le temps de la réflexion, et qu'ils ne songent aux poulies qu'après avoir essuïé leurs larmes.
Mon dieu que je fus aise quand j'appris que le théâtre était purgé de blancs poudrés, coeffés au Rhinocerot, et à l'oiseau royal! Je riais aux anges en tapissant la scène de boucliers et de gonfanons. Je ne sçais quoi de naïf et de vrai dans cette chevalerie me plaisait beaucoup, et soyez vivement persuadez que si mes foins étaient faits la pièce en vaudrait beaucoup mieux.
Mr le Conseiller de grand' chambre d'Espagnac me glace encor l'Imagination; messieurs les fermiers généraux la tourmentent, mes maçons l'excèdent, il faut que j'arrange une colonnade le matin, et que je rapetasse une scène le soir. Je vois encor que je serai obligé de présenter une incivile requête par la main des anges à Monsieur le Duc de Choiseuil, et que j'abuserai à l'excez de leur bonté.
Au milieu de tout celà il faut faire imprimer l'histoire d'une création de deux mille lieües, par l'Auguste barbare Pierre le grand, et faire connaître cent peuples inconnus. Mais retournons à Siracuse.
Je suppose que mes juges trouveront bon que les biens de Tancrède soyent une dot que l'Etat donne à Orbassan pour son mariage. Ils verront sans doute que cette circonstance le rend plus odieux à Tancrède et à sa maitresse; ils seront convaincus qu'il serait inutile de parler de cette donation dans le conseil d'Etat, si ce n'était pas un des articles du mariage. Il ne faut pas à la vérité qu'Orbassan reproche au beau père de s'y opposer; mais il n'est peut être pas mal qu'un autre chevalier fasse ce reproche au beau père. J'aime assez ces contestations parmi des gens du temps passé dont la politesse n'était pas la nôtre, et qui avaient plus de casques que de chemises.
Mes juges voyent bien qu'à l'égard du billet porté par le balourd, quatre vers au plus suffiront pour graisser cette poulie.
Mes juges sentent que c'est une chose fort délicate de faire demander Aménaïde en mariage par un circoncis, c'est bien assez que quelque brutal de chevalier dise qu'en effet il y a eu un beau Sarrazin qui a fait du bruit dans la ville qu'il nomme même ce jeune mahomètan et qu'il fasse tomber sur lui tous les soupçons les plus vraissemblables.
Mes juges verront combien il est aisé à ce soldat intime ami de Tancrède de dire au commencement du 3e acte qu'il fit un tour à la ville il y a deux jours, et qu'il y entendit murmurer du mariage d'Orbassan.
Mes juges savent qu'il suffit de quatre vers dans un endroit, et d'une douzaine dans un autre pour expliquer ce qui n'est pas assez clair et pour rendre l'intérêt plus touchant. Le commencement du 5e Acte par exemple, avait besoin d'être retouché, et je crois actuellement la scène du père et de la fille beaucoup plus intéressante; enfin il me parait qu'on ne m'a prescrit que des choses aisées à faire.
J'avertis humblement que ces mots, ce billet adultère, ne révolteront point quand il n'y aura pas de petits maîtres sur le théâtre; ce n'est pas que je sois baucoup attaché à ce môt et qu'il ne soit très facile d'en substituer un autre, mais je le crois bon, et je le dis pour la décharge de ma conscience.
Vous avez grande raison, Madame, de vous écrier, et de m'accuser de barbarie allobroge, sur ces beaux noeuds dont nos coeurs étaient joints, dont on peut accuser ou vanter son courage. Vous avez le nez fin, et moi aussi, celà ne vaut pas le diable, et celà fut corrigé un quart d'heure après avoir eu l'impertinence de vous l'envoyer.
Je vais sortir du Kamchkatka où je suis à présent et j'aurai l'honneur de vous envoyer la pièce avant qu'il soit un mois; mais avant ce temps là, il se pourait bien faire que je couchasse par écrit un beau mémoire dans lequel je m'accuserais de l'énorme bêtise de m'être fié à des billets de garantie pour les privilèges de ma terre de Tournay.
Monsieur Dargental s'étant bien voulu charger des finances du Sr Messellier, il les enverra quand il poura. Je ne suis pas pressé d'argent. De quoy s'avise Pesselier de gouverner les finances! a t'il trouvé quelque chose de mieux que les actions sur les fermes? Cependant si M. Dargental a la condescendance de m'envoyer cet écrit, ne peut il pas le faire contresigner? Je le mettray dans les rayons de ma petite bibliotèque destinez aux faiseurs de projets. J'en ay déjà bon nombre.
Dites moy donc mes anges, n'avez vous pas douze mille parmesans au moins par an? Mais aussi n'ètes vous pas obligez d'avoir une plus grosse maison? Je me flatte que vous avez renoncé entièrement à la grand'chambre. C'est un cu de sac bien ennuyeux, et puis quel bavard que cet avocat général!
Mes anges, je suis plus que jamais
votre suisse V.