1760-10-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Claire Josèphe Hippolyte Léris de Latude.

Je ne conçois pas, mademoiselle, comment on a pu vous dire qu'il y a de l'inconséquence dans les reproches qu'Aménaide fait à son père au 4e acte.
Vous avez senti sans doute qu'Aménaide ne s'emporte que quand son père s'oppose à l'idée d'aller trouver Tancrède. Aussi ces nouveaux emportements loin de contredire ces vers:

Votre vertu se fait des reproches si grands &c.

sont la conduite évidente de ce sentiment. Elle n'ose d'abord dire à son père tout ce qu'elle retient dans son cœur par respect; et enfin ce respect cède à la douleur. Voilà la marche du cœur humain. Je vous demande en grâce de ne point écouter les fausses délicatesses de tant de mauvais critiques et de vous en rapporter à votre propre sentiment. Il doit être celui de la nature.

J'ignore encore pourquoi on a dit que votre situation au 2e acte n'était pas intéressante avec votre père. Tout ce que je sais c'est que le père a été chez moi très intéressant à ce second acte. Il pleurait et il faisait pleurer. J'ai vu aussi l'effet de la fin. Les fureurs d'Aménaide seraient écourtées (ce qui est le plus grand des défauts) si elle ne repoussait pas son père, à qui elle demande pardon le moment d'après. Les fureurs d'Oreste sont froides, parce qu'Oreste est seul, parce qu'il n'y a point d'objet présent qui cause ces fureurs, parce que ces fureurs ne sont pas nécessaires, parce qu'on s'intéresse très médiocrement à lui. C'est ici tout le contraire.

J'aurais bien d'autres choses à vous dire mais je crains d'abuser de vos bontés. Il vaut mieux employer mon temps à perfectionner ma pièce qu'à la défendre; et d'ailleurs vous avez une autre pièce à jouer. Rien ne réussira que par vous. Recevez parmi tant d'autres hommages ceux du vieux Suisse.