1776-08-13, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Le Rond d'Alembert.

Je sens bien, mon cher ami, que je n'ai pas assez travaillé ma déclaration de guerre à l'Angleterre; elle ne peut réussir que par votre art, très peu connu, de faire valoir le médiocre, et d'escamoter le mauvais par un mot heureusement substitué à un autre, par une phrase heureusement accourcie, par une expression sous entendue, enfin par tous les secrets que vous avez.

Tout le plaisant de l'affaire consiste assurément dans le contraste des morceaux admirables de Corneille et de Racine, avec les termes du bordel et de la halle que le divin Shakespeare met continuellement dans la bouche de ses héros et de ses héroïnes. Je suis toujours persuadé que, quand vous avertirez l'académie qu'on ne peut pas prononcer au Louvre ce que Shakespeare prononçait si familièrement devant la reine Elisabeth, l'auditeur qui vous saura bon gré de votre retenue, laissera aller son imagination beaucoup au delà des infamies anglaises qui resteront sur le bout de votre langue.

Le grand point, mon cher philosophe, est d'inspirer à la nation le dégoût et l'horreur qu'elle doit avoir pour Gilles-le-Tourneur, préconiseur de Gilles-Shakespeare, de retirer nos jeunes gens de l'abominable bourbier où ils se précipitent, de conserver un peu notre honneur, s'il nous en reste. Je remets tout entre vos mains. Soyez aujourd'hui mon Raton; coupez, taillez, rognez, surtout effacez. Mais je vous conjure de laisser subsister mon invocation à la reine et à nos princesses. Il faut les engager à prendre notre parti. Je dois sur tout prendre la reine pour ma protectrice, puisqu'elle a daigné renoncer à le Kain, pendant un mois, en ma faveur. Elle aime le théâtre tragique; elle distingue le bon du mauvais, comme si elle mangeait du beurre et du miel; elle sera le soutien du bon goût.

Je vous prierai de me renvoyer la diatribe, quand vous aurez daigné la lire et l'embellir. J'y retravaillerai encore; j'ai des matériaux, et je vous la renverrai par m. de Vaines. Je crois que c'est au libraire de l'académie d'imprimer ce petit morceau. Il augmentera le nombre de mes ennemis; mais je dois mourir en combattant, quand vous êtes mon général.