1773-09-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean François de Saint-Lambert, marquis de Saint-Lambert.

Je reçois de vous, Monsieur, deux beaux présents à la fois.
Il est vrai que je les reçois tard. C'est la cinquième édition du très beau poëme des saisons avec une de vos lettres. Elle est du 12 May, et nous sommes au mois de septembre. Le paquet est resté environ quatre mois à Lyon dans les mains des commis. Le poëme des saisons ne restera jamais si longtemps chez les libraires. Je trouve à l'ouverture du livre, page 104,

J'entends de loin les cris d'un peuple infortuné
Qui court le Tirse en main de pampre couronné, etca.

Les premières éditions portaient, d'un peuple fortuné. Vous seriez vous ravisé cette fois cy? voudriez vous dire qu'un peuple infortuné chargé de corvées et d'impôts, ne laisse pas pourtant de s'enivrer, de danser et de rire? Cette seconde leçon vaudrait bien la première, mais en ce cas il eût fallu exprimer que la vendange fait oublier la misère, et addit cornua pauperi. J'aime mieux croire que c'est une faute d'impression.

J'ignore si vous avez reçu les loix de Minos. Vous vous doutez bien dans quel esprit j'ai fait cette rapsodie. Il ne faut jamais perdre de vue le grand objet de rendre la superstition éxécrable. J'aurais dû y mettre un peu plus de Vim tragicam, mais un malade de quatre vingt ans ne peut rien faire de ce qu'il voudrait en aucun genre.

Si j'ai rendu à une belle Dame deux baisers qu'elle m'avait envoiés par la poste, personne ne doit m'en blâmer. La poësie a cela de bon qu'elle permet d'être insolent en vers, quoi qu'on soit fort misérable en prose. Je suis un vieillard très galant avec les Dames, mais plein de reconnaissance pour des hommes éternellement respectables qui m'ont accablé de bontés.

Voicy deux petites Lettres sur l'affaire de mr de Morangiés qui vous sont probablement inconnues. Comment pourais-je vous faire tenir les fragments sur l'Inde, dans lesquels je crois avoir démontré l'injustice et l'absurdité de l'arrêt de mort contre Lalli? Il me semble que j'ai combattu toute ma vie pour la vérité. Ma destinée serait-elle de n'être que l'avocat des causes perdues? Je fus certainement l'avocat d'une cause gagnée quand je fus si charmé du poëme des saisons. Soiez sûr que cet ouvrage restera à la postérité comme un beau monument du siècle. Les polissons qui l'ont voulu décrier sont retombés bien vite dans le bourbier dont ils voulaient sortir. Que dites vous de ce malheureux abbé Sabatier qui a sauté de son bourbier dans une sacristie, et qui a obtenu un bénéfice? J'ai en ma possession des Lettres de ce coquin à Helvetius, qui ne sont pleines, à la vérité, que de vers du pont neuf, et d'ordures de bordel. Mais j'ai aussi un commentaire de sa main sur Spinosa, dans lequel ce drôle est plus hardi que Spinosa même. Voilà l'homme qui se fait père de l'église à la cour; voilà les gens qu'on récompense. Ce galant homme est devenu un confesseur, et mériterait assurément d'être martir à la Grève. Ce sont là de ces choses qui font aimer la retraitte. Vôtre poëme des saisons que je vais relire pour la vingtième fois la fait aimer bien d'avantage.

Mr De Lile, le très aimable dragon qui est venu dans nos cantons suisses avec made De Brionne, m'a communiqué l'art d'aimer de Bernard. Ce pauvre Bernard était bien sage de ne pas publier son poëme. C'est un mélange de sable et de brins de paille, avec quelques dïamants très joliment taillés.

Le livre posthume d'Helvétius est bien pire. On a rendu un mauvais service l'auteur et aux sages en le faisant imprimer, il n'y a pas le sens commun.

Adieu, Monsieur. Il faut que je vous prie avant de mourir, d'ajouter un jour à vos saisons, dans quelque nouvelle édition, l'image d'un vieux fou de poëte, mangeant dans sa chaumière assez belle, le pain dont il a semé le bled dans des landes qui n'en avaient jamais porté depuis la création, et établissant une colonie très utile et très florissante dans un hameau abominable, où il n'y avait d'autre Colonie que celle de la vermine. Celà vaut mieux que les loix de Minos. Ce sont vos leçons que je mets en pratique. Je suis vôtre vieil écolier, vôtre admirateur et vôtre ami hasta la muerte.