19e May 1773, à Ferney
Mon Oncle essuie Madame un procédé de Mr de Richelieu qui m’afflige et dont il faut que vous soiez instruite.
Il va lui même vous mettre au fait de cette affaire. Cachez à Mr de Richelieu que vous la sçavez par nous. Je crois ce secret très nécessaire à garder. Vous êtes la réparatrice des torts et je mets toute mon espérence en vous.
Ce que Madame Denis veut vous dire, Madame, c’est que Monsieur Le Maréchal de Richelieu vôtre ami vient de m’affliger d’une manière bien sensible pour un cœur qui lui est si tendrement attaché depuis plus de cinquante ans. Il m’accable d’abord de bontés au sujet des loix de Minos, il n’a jamais été si empressé avec moi, et le moment d’après il m’accable de dégoûts, il me traitte comme ses maitresses. Voicy le fait. Dans la chaleur de nos tendresse renaissantes je lui dédie les loix de Minos, et je me livre dans cette dédicace à tout ma passion pour lui. Il me promet et me donne sa parole d’honneur qu’il fera représenter les loix de Minos à Fontainebleau au mariage de Monsieur le Comte D’Artois. Sur cette parole je retire la pièce des mains des comédiens qui allaient la jouer, et je n’ai de confiance qu’en ses bontés.
Quelque temps après, Le Kain vient lui présenter la liste des pièces qu’on doit donner à Fontainebleau; il met dans cette liste plusieurs de mes pièces, et surtout les loix de Minos. Monsieur le Maréchal les raie toutes, et substitue à leur place le Catilina de Crebillon, et je ne sais quelles autres pièces barbares. Voilà ce qu’on me mande et ce que j’ai peine à croire. Je l’aime et je le respecte trop pour croire qu’il en ait usé ainsi avec moi dans le temps même qu’il me prodiguait les marques les plus flatteuses de l’amitié dont il m’a honoré depuis si longtemps.
Nous avons recours ma nièce et moi, Madame, à celle qui connait si bien le prix de l’amitié, à celle dont la bienveillance et l’équité sont si actives; à celle qui a tiré nôtre ami Racle du profond bourbier où il était plongé; à celle qui n’entreprend rien dont elle ne vienne à bout. Vous allez à la chasse des perdrix, allez à la chasse de Monsieur de Richelieu, trouvez le, parlez lui, faittes le rougir s’il est coupable, faittes le rentrer en lui même, ramenez moi mon infidèle; il n’apartient qu’à vous de faire de tels miracles. Vous connaissez ma position. Cette petite avanture tient à des choses qui sont essentielles pour moi, et même pour ma famille.
Nous vous prions de vouloir bien ajouter aux bons offices que nous vous demandons, celui de parler de vous même à mon perfide; d’ignorer avec lui que nous vous avons écrit; de lui dire que vous ne venez lui représenter son inconstance que sur le bruit public, et que vous ne sauriez souffrir qu’on attaque ainsi sa gloire.
Franchement, Madame, rien n’est plus cruel que de se voir abandonné et trahi sur la fin de sa vie par les personnes sur lesquelles on avait le plus compté et dans qui on avait mis toutes ses affections. Il n’y a que vos bontés qui puissent me consoler, et me tenir lieu de ce que je perds.
J’ai l’honneur de vous envoier par Mr D’Ogny, un exemplaire de la pièce en question, avec des notes que je vous prie de lire quand vous n’irez point à la chasse. J’espère que le paquet vous sera rendu.
Agréez, Madame, mon respect et mon attachement inviolable.
V.