1773-06-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Anne Madeleine Louise de La Tour Du Pin, baronne d'Argental.

La protectrice réussit à tout ce qu’elle entreprend, et ses entreprises sont toujours de faire du bien.
Je me jette à ses pieds, et je les baise avec mes lèvres de quatre vingt ans, en la priant seulement de détourner les yeux.

Mon Doyen de l’académie, qui est fort mon cadet, a eu la bonté de m’écrire une Lettre très consolante. Je lui écris aujourd’hui sur nos hystrions qui sont à ses ordres, et je le suplie, comme je l’ai toujours suplié, et comme il me l’a toujours promis, de faire jouer sur la fin de son année les loix de Minos d’un jeune auteur et la Sophonisbe de Mairet qui est mort il y a environ cent trente ans; le tout sans préjudice des autres faveurs qu’il peut me faire, et sur lesquelles vous avez insisté avec vôtre générosité ordinaire.

J’aurais bien voulu vous envoier des loix de Minos pour vos amis, et surtout pour Monsieur votre frère, mais Mr D’Ogny me mande qu’il ne peut plus se charger de paquets de livres. Il veut bien faire passer toutes les montres de ma colonie dont il est le protecteur; mais pour la littérature on dit qu’elle est aujourd’hui de contrebande, et que les commis à la douane des pensées n’en laissent entrer aucune. Je crois pourtant que si jamais vous rencontrez Mr D’Ogny, vous pouriez lui demander grâce pour les loix de Minos, et alors vous en auriez tant qu’il vous plairait.

A propos de loix, Madame, je ne suis point surpris de la sentence portée contre Mr De Morangiés. J’ai toujours dit qu’aiant eu l’imprudence de faire des billets il serait obligé de les paier, quoiqu’il soit évident qu’il n’en ait jamais touché l’argent.

J’ai toujours dit encor que les faux témoins qui ont déposé contre lui, aiant eu le temps de se concerter et de s’affermir dans leurs iniquités triompheraient de l’innocence imprudente.

Voilà une affaire bien singulière et bien malheureuse; elle doit aprendre à toute la noblesse de France à n’avoir jamais à faire avec des usuriers, et à ne jamais connaître Madame de La Ressource. Mais on ne corrigera point nos officiers du bel air. J’ai peur qu’il ne soit difficile de faire modérer la sentence par le parlement, et impossible d’en changer le fond, à moins que quelqu’un des fripons qui ont gagné leur procez ne meure incessamment, et ne demande pardon à Dieu et à la justice de ses manœuvres criminelles. Toute cette avanture sera longtemps un grand problême. Il ne faut compter dans ce monde que sur vôtre belle âme, et sur vôtre amitié courageuse, mais daignez compter aussi, Madame, sur la très tendre et très respectueuse reconnaissance de ce pauvre malade du mont Jura

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