1773-07-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

C'est uniquement pour ne point fatiguer les yeux de mon héros que j'ai fait réimprimer quelques exemplaires de cette Sophonisbe de Mairet.
J'y ai mis tout ce que je sais, et ma petite palette n'a plus de couleurs pour repeindre ce tableau. Il se peut très bien faire que les arts étant aujourd'hui perfectionés, le public étant entousiasmé des spectacles de Mr Oudinot et des comédiens de bois, se soucie fort peu de juger entre la Sophonisbe de Mairet et celle de Corneille, mais il y a toujours un petit nombre d'honnêtes gens qui ont du goût et du bon sens, et qu'il ne faut pas absolument abandonner. Il est nécessaire qu'il y ait à la cour un homme qui empêche la prescription, et qui ne souffre pas que l'Europe se moque toujours de nous. Le seul vice du sujet, c'est que Massinisse qui en est le héros est toujours un peu avili, soit que les Romains lui ordonnent de quitter sa femme étant vainqueur, soit qu'ils le prennent prisonier dans un combat, soit qu'ils le désarment dans son propre palais. On a tâché de remédier à ce deffaut essentiel en fesant de Massinisse un jeune héros emporté et imprudent, parce que tout se pardonne à la jeunesse, mais on ne sait si on a réussi à corriger par quelques beautés de détail un vice si capital.

Quoi qu'il en soit, il y a quelque aparence que Le Kain fera beaucoup valoir le rôle de Massinisse. J'ignore à qui Monseigneur donnera celui de Sophonisbe et celui de Scipion. La disette des héros et des héroïnes est fort grande.

Je vous envoie quatre éxemplaires sous le couvert de M: Le Duc d'Aiguillon. Vous en donnerez un à Mr D'Argental si vous voulez, et si vous voulez aussi, vous ne lui en donnerez pas. Vous êtes le maître absolu.

J'écris à Cramer, et je lui mande qu'il mette les autres éxemplaires sous la clef. C'est d'ailleurs une précaution assez inutile. La pièce est imprimée dès l'année passée, et court le monde. Personne ne s'embarasse ni ne s'embarassera de savoir s'il y a une édition nouvelle dans laquelle il y a quelques vers de changés. Nous sommes dans un temps où rien ne fait une grande sensation. Tous les objets de quelque nature qu'ils soient sont effacés les uns par les autres.

Je vous ai toujours suplié, et je vous suplie encor de vouloir bien ordonner qu'on représente les loix de Minos dans les fêtes du mariage. Les comédiens avaient déjà apris cette pièce, et les loix de la comédie sont qu'on la représente. Je ne vous ai donc demandé, et je ne vous demande encor que l'éxecution littérale des loix de vôtre Empire, soutenues de vôtre protection. Les loix de Minos sont à moi, et la Sophonisbe est à Mairet. Les loix de Minos forment un spectacle magnifique, et un contraste très pittoresque de Crétois civilisés, méchamment superstitieux, et de vertueux sauvages. Une fille dont on va faire le sacrifice est plus intéressante qu'une femme qui épouse son amant deux heures après la mort de son mari.

La détestable édition que la mauvaise foi et le mauvais goût firent chez Valade, me causa, je vous l'avoue, un extrême chagrin. On n'aime point à voir mutiler ses enfans. Je retirai cette pièce qu'on allait représenter, et je vous conjurai d'avoir la bonté de ne la donner qu'au mois de novembre. J'ai toujours persisté dans cette idée et dans mes suplications. J'ai pensé que je pourais même avoir le temps d'ôter quelques défauts à cet ouvrage, et de le rendre moins indigne d'être protégé par vous.

J'ai imaginé encor que si les loix de Minos et la Sophonisbe réussissaient, ce succez pourait être un prétexte pour faire adoucir certaines lois dont vous savez que je ne parle jamais. Il faudrait un peu plus de santé que je n'en ai pour profiter de l'abrogation de ces loix arbitraires.

J'avais longtemps imaginé d'aller aux eaux de Barêge comme Le Kain, quand vous seriez dans vôtre roiaume, et il n'y a pas loin de Barêge à Bordeaux. C'était là l'espérance donje me berçais. Vos bontés me présentent une autre perspective. Je doute un peu de la réussite. Vous savez qu'il y a des gens opiniâtres sur les petites choses, et à qui le terme non est beaucoup plus familier dans de certaines occasions que le terme oui.

Aureste, il me parait que chacun s'en va tout le plus loin qu'il peut. Il y a de compte fait plus de soixante personne de considération à Lausanne, venues toutes de vôtre païs, et on en attend encore. Pour moi il y a vingt ans que je n'ai changé de lieu, et je n'en changerais jamais que pour vous.

La Borde a fait éxécuter à Ferney quelques morceaux de sa Pandore. Si tout le reste est aussi bon que ce que j'ai entendu, cet ouvrage aura un très grand succez. Le sujet n'est pas si funeste puisque l'amour reste au genre humain; et d'ailleurs qu'importe le sujet pourvu que la pièce plaise? Le grand point dans toutes ces fêtes est d'éviter la fadeur de L'Epitalame.

Je devrais éviter la fadeur des longues et ennuieuses lettres, mais la consolation de m'entretenir avec mon héros et de lui renouveller mon tendre respect m'emporte toujours trop loin.