1772-12-02, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Je crois, Monseigneur, que vous êtes déja instruit de l'avanture de cette Tragédie de Sylla qu'on attribuait à nôtre père du théâtre.
Elle est véritablement d'un écolier, puisque le jesuite Larue qui en est l'auteur, et qui a tant prêché devant Louis 14, n'a jamais été au fond qu'un écolier de rhétorique. J'avais vu cette pièce il y a environ soixante et cinq ans. Je me souviens même de quelques vers. Je me souviens, surtout, qu'il y avait trois femmes qui venaient assassiner le Dictateur perpétuel, il les renvoiait coudre, ou faire quelque chose de mieux.

Comme la pièce était remplie de deux choses que La Couture, Le fou de Louis 14, n'aimait point, qui sont le brailler et le raisonné, Le père Tournemine, mauvais raisonneur, et très ampoulé personage, mit en tître de sa copie, Sylla, Tragédie digne de Corneille. Un autre jésuite qui avait plus de goût, éffaça digne. C'est en cet état qu'elle est parvenue aux héritiers, d'un héritier de Dumoulin le médecin, et c'est ce chef d'œuvre qui a extasié vôtre parlement de la comédie.

Mon héros qui a plus de goût que ces sénateurs, ne s'est pas mépris comme eux.

Mais comme il a autant de bonté que de goût il daigne protèger la Crête. Je ne sais si on avait bien distribué les rôles, je ne m'en suis point mêlé. Le Kain est le seul des héros Crétois qui soit de ma connaissance. Je m'en raporte en tout aux bontés et aux ordres de mon héros de la France.

Vraiment vous avez bien raison sur la Sophonisbe. Il faudrait absolument refaire la fin du 4ème acte. Ce n'est pas une chose aisée à un pauvre homme prèsque octogénaire qui a versé sur les Cretois les dernières goutes de son huile, mais si la cabale des Frérons et des La Beaumelle n'écrase point les loix de Minos, et s'il me reste encor quelque vigueur je l'emploierai auprès de Sophonisbe pour tâcher de vous plaire.

Le tripot comique doit sans doute vous excèder, mais celà amuse, c'est une république qui ne ressemble à rien; et il y a toujours à la tête de ce gouvernement anarchique quelques Dames de considération, très soumises à Monsieur le premier gentilhomme de la chambre. Puissiez vous amuser vôtre loisir à ressusciter les talents et les plaisirs! Ni les uns ni les autres ne sont plus faits pour moi; je n'ai plus guère à vous offrir que mon tendre et respectueux attachement qui me suivra jusqu'au tombeau.