24e 9bre 1772, à Ferney
J’aime mieux, mon cher ami, voir à mon aise Mahomet sur les trettaux genevois en liberté et sans étiquette, que sur un théâtre doré, et au milieu des cérémonies.
Je vois qu’aujourd’hui on s’aplique à décourager tout ce qu’on animait autrefois, et qu’on avilit tout ce qu’on croiait devoir honorer.
Arrangez vous pour faire une retraitte agréable, le plutôt que vous pourez, et pour jouïr de vous même après avoir fait tant de plaisir au public, et après avoir lutté contre le mauvais goût et les mauvaises intentions.
Je ne crois pas que le vent du bureau soit pour nous dans le procez que nous avons avec la Crête. En tout cas, si on nous fait des difficultés je vous conseille d’abandonner cette Crête et qu’il n’en soit plus parlé. Si aucontraire vous trouvez en Crête toutes les facilités raisonnables que vous pouvez espérer, je vous prie de vouloir bien ajouter ce petit morceau dans vôtre 1ère scène avec Dictime au second acte:
DATAME
Nous n’avons jamais eu, nous n’aurons point de maître;Nous voulons des amis. — Méritez vous de l’être?DICTIME
Oui, Teucer en est digne; et peut être aujourd’huiEn l’aiant mieux connu vous combattrez pour lui.DATAME
Nous!DICTIME
Vous même. Il est temps que nos haines finissent.Que pour leurs intérêts nos deux peuples s’unissent.Je ne te réponds pas que ta noble fiertéetca.
Celà est moins mal dialogué. Aureste, la pièce est comme le placet de Mr Caritidès, pas un mot ne s’en peut retrancher, et elle est si courte, Dieu mercy, que si vôtre police y fesait des coupures, il n’y resterait prèsque plus rien.
Je vous suis infiniment obligé de la complaisance que vous avez eue de lire nôtre Crête chez Made Du Deffant. Elle avait besoin d’être soutenue par vôtre grand art. Mais malheureusement l’effet de toutes ces lectures est toujours de préparer la critique.
Si la Tragédie dont vous me parlez est Sylla le Dictateur, il est sûr qu’elle est du jésuite La Rue, prédicateur du Roi, homme de Lettres, et assez grand débauché. Vous pourez reconnaître sa pièce à ces vers cy dont je me souviens encor:
… Je suis César, et vous êtes Sylla;Les marais des Minturne et les murs de Preneste,Si vous ne le savez vous aprendront le reste.
Vous pourez encor reconnaître l’ouvrage du père de La Rue par ce beau coup de théâtre. Trois romaines viennent assassiner Sylla par derrière, Sylla se retourne, il leur conseille de laisser là leurs poignards, et de s’en retourner filer chez elles.
Les gens de goût ont apparemment attribué cette Tragédie à Pierre, parce qu’il y du raisonné, de l’ampoulé et du galimatias.
Adieu mon cher ami.
V.