1773-09-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Anne Madeleine Louise de La Tour Du Pin, baronne d'Argental.

J’écris rarement, Madame, à mon papillon philosophe, et philosophe très bienfesant, pour qui j’ai l’attachement le plus respectueux et le plus tendre.
Que pourait vous dire d’agréable un octogénaire languissant entre les Alpes et le mont Jura? Cependant il faut bien que je vous parle de vos bontés et de ma reconnaissance.

Vous avez fait rentrer en lui même M: le Maréchal de Richelieu au sujet de L’Afrique et de la Crête. Dumoins vous l’avez convaincu, si vous ne l’avez pas entièrement converti. Je ne sais pas où les choses en sont, mais je sais que je vous ai beaucoup d’obligation. Il est depuis longtemps dans la douce habitude de se moquer de toutes mes idées. Je me souviendrai toujours que mon héros me prit pour un extravagant quand j’osai entreprendre l’affaire des Calas; et en dernier lieu dans l’affaire de Mr De Morangiés, il ne me regardait que comme un avocat de causes perdues. J’ignore si j’ai perdu les causes des Carthaginois et des Crétois. Mon temps est passé; la faveur n’est plus pour moi. Il faut que je subisse le sort attaché à la vieillesse. Vos bontés me consolent.

Ma colonie que vous avez protégée prospère et m’amuse. Mon ami Racle réussit, et vous doit tous ses succez. Vous faittes du bien à Cent cinquante lieues de vous. Jamais ni philosophe, ni papillon n’en a fait autant.

Je m’imagine que malgré vôtre acharnement à tuer toutes les perdrix du Roi, vous voiez quelquefois Mr Dargental. Je ne lui écris pas plus qu’à vous. Mes souffrances, mon âge, ma solitude m’ont un peu découragé. Quoi que ma Colonie prospère, elle a essuié de violentes secousses. J’en essuie de même et je ne prospère guères.

Made Denis est bien plus heureuse que moi, elle n’est point chargée des affaires de la Crête auprès de M: le Maréchal de Richelieu; elle est tranquile, elle vous est attachée comme moi, mais elle ne vous écrit pas d’avantage. Nous sommes de grands paresseux l’un et l’autre.

Je me mets à vos pieds, Madame, avec bien du respect, et la plus vive reconnaissance.

V….