1775-09-02, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Ceux qui ont la curiosité d'ouvrir mes lettres sauront donc que je suis un pauvre marchand qui vous écrit de son comptoir par la voie de Lyon.
Vous saurez donc après eux, Monseigneur que Papillon philosophe est en effet très philosophe, qu'elle vous est très constamment attachée, qu'elle est aussi indignée que moi des chicannes que vous essuiez dans une affaire qui aurait dû être finie dès longtemps. Papillon philosophe connaît très bien son Paris tout rempli de papillons très éloignés de la philosophie. Elle veut passer les étés dans ma retraite, et ne rester à Paris que les hivers; elle console ma vieillesse par sa généreuse amitié. Elle a rendu des services essentiels à ma colonie. Je viens enfin à bout de fonder une assez jolie ville. Il est vrai que c'est en me ruinant, mais on ne peut se ruiner pour une entreprise plus honnête. Quelques ministres me donnent des secours de toutte espèce, excepté d'argent. Je crois qu'il y en a un qui est toujours persuadé que vos anciennes bontés pour moy m'avaient autrefois rendu coupable envers lui. Il est dans cette erreur depuis trente années, mais on me fait espérer qu'il ne me persécutera pas à mon âge de quatrevingt deux ans dans la caverne où j'achève mes jours. L'état très douloureux de ma santé ne me permet pas de venir afronter le fracas de Paris, et je prévois que votre procès ne sera pas fini l'hiver prochain.

Je voudrais que vous pussiés aimer votre palais de Richelieu autant que j'aime l'antre que j'habite dans mes déserts. Les éloges du maréchal de Catinat pleuvent de tous côtés; on le loue surtout d'avoir préféré saint Gatien à la cour de Louis 14. Vous avez eu une vie plus longue et plus brillante que la sienne. Il passa ses derniers jours en philosophe. Ce n'est pas un mauvais parti. Seraisje assez heureux pour que vous prissiés un jour le chemin de ma chaumière en allant à Richelieu? Je n'ose m'en flatter. Il serait beau que le vainqueur de Mahon n'oubliast pas un serviteur qui vous est attaché depuis plus de cinquante ans. Une telle bonté ne peut être désaprouvée par personne. Qui oserait m'envier une consolation si touchante sur le bord de mon tombeau? Quoyqu'il arrive conservez moy un souvenir qu'assurément je mérite.

V.