1756-06-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

J'ai quelque orgueuil, mon héros, de voir une partie de ma destinée unie à la vôtre.
Il est assez plaisant que je sois après vous l'homme le plus réellement intéressé à la prise de port Mahon: je me suis avisé de faire le profète. Vous accomplirez sans doute ma profétie, elle est très claire. Il y en a eu jusqu'ici peu dans ce goust là. Votre panégiriste est devenu votre astrologue. Par quel hazard faut il que ma prédiction coure Paris avant que le maudit rocher de Mr Blakney se soit rendu? Le même jour que j'ay reçu la lettre dont vous honorez votre petit profète, j'ai apris que mon petit compliment était répandu dans Paris. C'est Tiriot la trompette qui me dit l'avoir vu et tenu, et même l'avoir désaprouvé. Il y a longtemps que je vous [? avertis] que vous aviez probablement quelque secrétaire bel esprit qui rendait publiques les galanteries que je vous écrivais quelquefois. Je suis bien sûr que ce n'est pas moy qui ay divulgué ma profétie, je ne l'ay certainement envoyée à personne qu'à mon héros. C'était un secret entre le ciel et luy. Tiriot fait quelquefois la cour à madame la duchesse d'Eguillon. Si c'est chez elle qu'il a vu ma lettre, peut-être madame d'Eguillon n'en aura pas laissé prendre de copie, et en ce cas il n'y a que quelques lambaux de publiés. Voiez monseigneur comment notre secret a pu transpirer. Je vous envoyay cette saillie par monsieur le duc de Villars, et je ne luy en fis pas confidence. Nul autre que vous au monde n'a vu la prédiction. Si vous l'avez fait lire à quelque profanateur de ces mistères, il n'y a pas grand mal. Vous me justifierez bientôt. Vous confondrez les incrédules comme les envieux. On verra bien que vous ètes un héros et que je ne suis pas un profète de Baal.

Au milieu des coups de canon vous souciriez vous de savoir que la Baumelle, qui s'est fait, je ne sçais comment, héritier des papiers de madame de Maintenon, a fait imprimer quinze volumes, soit de lettres, soit de mémoires? Ce ramas d'inutilitez est relevé par un tas d'impudences et de mensonges qui est fait tout juste pour l'avide curiosité du public. Il y a quatrevingt ou cent familles outragées. Voylà ce qu'il faut au gros des hommes. Je ne puis concevoir, comment mr de Malzerbes a soufert et favorisé ce receuil de scandales. Il y a parmi les lettres de me de Maintenon une lettre de M. le duc de Richelieu votre père qui certainement n'était pas faitte pour être publique. Les termes qui vous regardent sont bien peu mesurez, et il est désagréable que Mr votre fils soit à portée de les voir. Il me paraît bien indécent de révéler ainsi des secrets de famille du vivant des intéressez.

Mais après tout qu'importe qu'on attaque la conduite de m. le duc de Fronsac en 1715, pourvu qu'on rende justice à Mr le maréchal de Richelieu en 1756?

Prenez vite Mahon. Triomphez des anglais et des mauvais discours. Je lève les mains au ciel sur mes montagnes; et je chanterai des te deum en terre hérétique.

Made Denis et moy nous sommes les deux suisses qui aiment le plus votre gloire et votre personne.

V.