1769-07-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Ma chère nièce, si ma triste lettre du 19 juin ne vous a pas déplu la votre du 25 m'a bien consolé.
Je ne puis vous rien dire àprésent de ma destinée, sinon qu'elle est de vous aimer. Personne ne sçait ce qui luy arrivera demain. On ne vit que de probabilités, d'espérances, et de craintes.

Si madame la duchesse d'Eguillon me fait une injustice si dangereuse, il est clair que d'autres me la feront.

Il n'est pas moins clair qu'étant absent de Paris depuis vingt ans il est impossible que j'aye fouillé dans les registres du parlement et il est certain qu'il faut les avoir consultez pour avoir déterré des anecdotes dont aucun historien, aucun recueil des ordonnances, ne font mention, en un mot quiconque sera juste ne poura m'attribuer cet ouvrage. Mais le nombre des justes est petit: c'est celui des élus.

Les belles lettres ont été ma seule consolation. Ce livre est tout le contraire des belles lettres. Je devine qui en est l'auteur, mais je ne veux pas imiter Madame d'Eguillon qui accuse les gens sur des conjectures.

Je suis bien sûr que votre neveu à qui vous aurez fait connaître la force de mes raisons, les fera sentir à ses confrères dans l'occasion.

Messieurs auraient tort de vexer le seul qui a dit d'eux

Il est dans ce saint temple un sénat vénérable
Qui des loix de son prince est l'organe et l'appui,
Marche d'un pas égal entre son peuple et lui
etc.
Henriad. ch.4

S'il dirige sa marche contre moy, il aura tort.

Je sçais à n'en pouvoir douter que ce livre a été imprimé à Amsterdam chez Marc Michel Rey. Il a demandé la permission de la faire entrer en France. C'est un fait dont mr Marin m'a instruit. Je sçais encor qu'il en fait une autre édition dans la quelle on dit qu'il y a baucoup de corrections, et d'additions. Il y a dans celle que j'ay vue depuis cinq ou six jours, quelques expressions peu mesurées que j'aurais conseillé à l'autheur de réformer.

Voylà tout ce que je sçais de cette histoire.

Je suis à peu prês comme M. de Pourceaugnac à qui on veut faire acroire qu'il a épousé trois ou quatre femmes. On met plus d'ouvrages sur mon compte qu'on ne mit de femmes sur le compte de Pourceaugnac.

Je sçais fort bien que les calomnies les moins fondées peuvent avoir des effets très désagréables. Ainsi je ne puis guères assurer en quel coin de ce globe j'achèverai ma vie. Ma santé s'affaiblit tous les jours et l'âge avance.

Les Guebres sont un petit amusement. Cela est du moins préférable à la malheureuse insipidité dans la quelle la pluspart de mes confrères les humains achèvent leur carrière.

Je crois vous avoir déjà mandé que le trésorier de M. le duc de Virtemberg n'en usait pas avec moy d'une manière insipide. Il m'a joué d'un tour de maître Gonin qui m'embarasse baucoup, et qui me met hors d'état de prendre aucun parti jusqu'au mois d'octobre. Ainsi vous voyez ma chère nièce que j'ay plus d'une affaire. Il me semble qu'avec de la santé rien n'embarasse. Mais quand on est malade, le moindre fardau est bien lourd. Ils me seront tous fort légers si vous m'aimez autant que je vous aime. Adieu, je vous embrasse bien tendrement.

V.