19 juin [1769 de Ferney]
Dieu ne saurait empécher que ce qui est fait, ne soit fait.
Que j'aye eu tort ou non d'être trop sensible, il n'importe. Je l'ay été, je n'ay pu m'imaginer qu'on pût de sang froid dire une chose si cruelle à un vieillard dont on n'avait nul sujet de se plaindre, et conserver de l'amitié pour luy. Il est dur de se sentir méprisé et haï à mon âge. J'ay cru l'être. Qu'en est il arrivé? Je m'en suis punï moy même, et moy seul. J'ay jugé qu'on devait cacher sa vieillesse et sa douleur dans la solitude avant d'ensevelir l'une et l'autre dans la bierre. J'ai dévoré seul mon chagrin pendant seize mois, et si l'étude n'avait pas un peu consolé mon état, je serais mort.
Joignez à mes peines, des souffrances de corps presque continuelles, et jugez qui de vous ou de moy a été le plus malheureux. Je ne sçais comment je finiray ma vie, mais ce qui est bien sûr ma chère nièce, c'est que je la finirai en vous aimant. Il est bien certain que si je ne vous avais pas aimée mon affliction aurait été moins douloureuse.
L'idée d'être séparé de vous est affreuse, celle de vous voir à Geneve tandis que je serais à Ferney, ne l'est pas moins. Je me soucie peu des vains discours de ceux qui n'ayant rien à faire se mêlent toujours de censurer ce que les autres font. Mais il est certain que rien ne ferait un plus mauvais effet que de voir ma nièce à qui Ferney apartient attendre à deux lieues de là. Il vaudrait cent fois mieux que j'allasse m'ensevelir ailleurs de mon vivant et que vous vinsiez vous établir à Ferney.
Le mieux serait sans doute que j'achevasse ma vie auprès de vous, soit à Ferney soit dans un faux bourg de Paris. Je ne connais pas un troisième parti qui ne soit cruel. Il y a des situations où l'on ne peut être que mal. Cependant j'ay fait tout ce que j'ay pu au monde pour que vous soyez bien. Le fracas d'une maison ouverte ne nous convient plus, et mon âge, mon goust, mes maladies me rendent cette vie bruiante insuportable. La solitude avec moy à Ferney serait un fardau que vous ne pouriez soutenir. Vous êtes à l'étroit àprésent par ce qu'il vous a fallu acheter des meubles, et que vous avez eu chez vous baucoup de monde. Je suis embarassé de mon côté parce que le Chatelart coûte une fois plus qu'on ne croiait comme cela arrive toujours et que le trésorier du duc de Virtemberg m'a manqué de parole. Dans cette situation voions bien tout deux ce que nous voulons devenir. Consultez avec vous même. Il arrive souvent qu'on ne sait pas précisément ce qu'on veut, et cet état est très pénible. Pour moy je sçais très bien que je veux que vous soyez heureuse. Décidez de la manière dont vous voulez l'être. Faittes un plan et je bâtirai dessus. J'ignore si vous êtes toujours à Ruel, et combien de temps vous y serez.
Shoudens continue toujours son procès. Si on nomme des experts ils se feront un plaisir de décider contre nous. Les paysans n'en usent jamais autrement avec les seigneurs, et dans le pays de Gex ce sont les paysans qui en sont crus quand il s'agit d'évaluer un domaine.
Il y a un exemplaire des Guebres pour vous chez mr Marin. Nous verrons ce que cet ouvrage deviendra. Les honnêtes gens devraient un peu s'ameuter dans cette occasion, mais les honnêtes gens sont bien tièdes. Comptez que ce n'est pas avec tiédeur que je vous aime.
V.