1742-01-08, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

Mon cher Voltaire, je vous dois deux lettres à mon grand regret, et je me trouve si occupé par des grandes affaires que des philosophes apelleraient des billevesées, que je puis encore penser à mon plaisir, le seul solide bien de la vie.
Je m'imagine que dieu a crée les ânes, les colonnes doriques et moi, pour porter le faix de ce monde où tant d'autres êtres sont créés pour l'embellier et pour jouir des biens qu'il produit. A présent me voilà à argumenter avec une vingtaine de Machiavels plus ou moins dangereux, et l'aimable poésie attend devant la porte ne trouvant pas d'audience, l'un me parle de limites, l'autre de droits, cet autre d'indemnisation, un troisième d'auxiliaires, de contrats de mariages, de dettes à payer, d'intrigues à faire, de recommandation, de dispositions. On dit que vous avez fait telle chose à laquelle je n'ai jamais pensé; l'on suppose que vous prendrez mal tel événement, dont je me réjouis, l'on écrit du Mexique que vous allez attaquer un tel, que mon intérêt est de ménager; là on vous tourne en ridicule, ici l'on vous critique, un gazetier fait votre satire, les voisins vous déchirent, un chacun vous souhaite au diable en vous accablant de protestations d'amitié, voilà le monde, et telles sont les matières en gros qui m'occupent. Avez vous envie de troquer la poésie pour la politique? La seule ressemblance qui se trouve de l'un à l'autre est que les politiques et les poètes sont le jouet du public et l'objet de la satire de leurs confrères, et très souvent de juges très incompétents et peu en état de décider sur de bien moindres sujets.

Je pars après demain pour Remusberg, reprendre la houlette et la lyre, veuille le ciel! pour ne la quitter jamais. Je vous écrirai de cette douce solitude avec plus de tranquilité d'esprit et peut être Caliope m'inspirera-t-elle encore.

Je suis tout à vous.

Federic