A Dijon, le 26 mars 1761
Bien aimé cousin, en fouillant dans mes vieux fagots de papiers, je me suis ressouvenu de ce désir véhément que vous m'avez témoigné de voir des lettres et de l'écriture de Voltaire.
J'en ai trouvé une cargaison, que je vous envoie toute brandie sans faire le triage nécessaire dans ce tas de feuilles, où je m'aperçois que j'ai gardé quelquefois des brouillons de mes réponses aux lettres d'affaires. Mais le tout est en bonnes mains et me reviendra bientôt, quand vous aurez satisfait votre curiosité. Vous trouverez, dans les lettres de l'illustre phénomène de notre siècle, quelquefois de la saillie, quelquefois de la rabâcherie, toujours un intérêt et une lésine excessive, avec une foule continuelle de mensonges avancés avec la dernière impudence. Il n'y a pas plus de vérité dans tout ce qu'il écrit avoir dit, fait et dépensé chez moi que dans la dénégation qu'il vient de faire tout à l'heure dans une lettre imprimée à la fin du Tancrède, d'avoir composé le poème de la Pucelle, qu'il traite de bas et de pitoyable. C'est vouloir, ce me semble, joindre à l'humiliation du mensonge celle de blâmer son propre ouvrage: mais il a tort, même en ceci, car ce poème grotesque est une des bonnes choses qu'il ait faites, et celle où son génie propre au style épique est le plus marqué. En un mot, c'est un très bel esprit et une très vilaine âme. C'est une langue très morale, très philosophique et un coeur très inique, très pervers. Vous frémissez d'entendre ainsi parler de votre idole. Aussi j'en étais, mais dieu vous garde de le connaître aussi bien que moi et d'avoir affaire à lui. Mille respects très humbles, à Madame de Gemeaux.