1736-02-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Joseph Thoulier d'Olivet.

Si vous avez eu la goutte dans votre séjour du tumulte et de l'inquiétude, j'ay eu la fièvre mon cher abbé dans l'azile de la tranquilité.

Si bene calculum ponas, ubique naufragium invenies, mais il faut absolument que je vous aprenne que pendant mon indisposition madame la marquise du Chatelet daignoit me lire au chevet de mon lit. Vous allez croire peutêtre qu'elle me lisoit quelque chant de L'Arioste, ou quelqu'un de nos romans. Non, elle me lisoit les Tusculanes de Ciceron, et après avoir goûté tous les charmes de cette belle latinité elle examinoit votre tranduction, et s’étonnoit d'avoir du plaisir en français. Il est vray qu'en admirant L’éloquence de ce grand homme, cette bauté de génie et ce caractère vray de vertu et d’élévation qui règne dans cet ouvrage, et qui échauffe le coeur sans briller d'un vain éclat, après, dije, avoir rendu justice à la belle âme de Ciceron et au mérite comme à la dificulté d'une traduction si noble, elle ne pouvoit s'empêcher de plaindre le siècle des Cicerons, des Lucreces, des Hortensius, des Varrons, d'avoir une phisique si fausse et si méprisable, et malheureusement ils raisonoient en métaphisique tout aussi faussement qu'en phisique. C'est une chose pitoyable que touttes ces prétendues peuves de L'immortalité de l’âme alléguées par Platon. Ce qu'il y a de plus pitoyable peutêtre est la confiance avec la quelle Ciceron Les raporte. Vous avez vous même dans vos notes osé faire sentir le faible de quelques unes de ces preuves, et si vous n'en avez pas dit davantage, nous nous en prenons à votre discrétion. Enfin le résultat de cette Lecture étoit d'estimer le traducteur autant que nous méprisions Les raisonemens de la philosophie ancienne. Mon Lecteur ne pouvoit se lasser d'admirer la morale de Ciceron et de blâmer ses raisonements. Il faut avouer mon cher abbé que quelqu'un qui a lu Loke, ou plutôt qui est son Loke à soy même, doit trouver les Platons des discoureurs et rien de plus. J'avoue qu'en fait de philosophie un chaptire de Loke ou de Clark est par raport au bavardage de l'antiquité, ce que L'optique de Neuton est par raport à celle de Descartes. Enfin vous en penserez ce qu'il vous plaira, mais j'ay cédé au désir de vous dire ce qu'en pense une femme conduite par les lumières d'une raison que l'amour propre n’égare point, qui conoît les philosophes anciens et modernes et qui n'aime que la vérité. J'ai crû que c’étoit une chose flateuse et rare pour vous d’être estimé d'une Française presque seule capable de connaitre votre original.

On doit vous avoir rendu votre malheureux livre de la vie de Vanini. L'autre exemplaire n’étoit pas encor arrivé à Paris. Ainsi je reprens le pardon que je vous demandais de ma méprise.

Avez vous lu la traduction de l'essay de Pope sur l'homme? C'est un bau poème en anglais quoyque mêlé d'idées bien fausses sur le bonheur. Adieu, augmentez mon bonheur en m’écrivant.

J'ay bien des anecdotes sur Corneille et sur Racine, et sur la littérature du bau siècle passé. Vous devriez augmenter mon magazin.

V.