1735-04-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Joseph de Seytres, marquis de Caumont.

Il y a peu de choses monsieur aux quelles j'aye été aussi sensible qu'au souvenir dont vous voulez bien m'honorer.
Il est vray que je me suis amusé dans ma retraitte à plus d'un genre de littérature, mais il n'y a pas d'aparence que j'en laisse rien transpirer dans le public. Je m'aperçois tous les jours qu'il faut vivre et penser pour soy, et que la chimère de la réputation ne console point des chagrins qu'elle traîne après soy. Il y a des pays où il est permis de communiquer ses idées aux hommes. Il y en a d'autres dans les quels àpeine est il permis d'avoir des idées. Un homme comme vous Monsieur me tiendra lieu du public. Votre estime et votre correspondance sont pour moy le prix le plus flateur de mes faibles travaux. Je vous auray une obligation bien grande, si vous voulez bien avoir la bonté de faire extraire de ces lettres dont vous me parlez, ce qui peut regarder l'histoire du dernier siècle. Je ne sçai si Louis 14 méritoit bien le nom de grand, mais son siècle le méritoit, et c'est de ce bel âge des arts et des lettres que je veux parler plus que de sa personne.

J'ay trouvé en arrivant à Paris que la philosofie de Neuton gagnoit un peu parmy les vrais philosophes. Je n'ay vu d'ailleurs hors la vie de Julien que des ouvrages médiocres, ou ridicules. Les sottises molinistes et janseniste vont toujours leur train, mais elles sont obscurcies par la crise où se trouve l'Europe. Il est honteux pour l'humanité que dans un siècle aussi éclairé que le nôtre, ces impertinentes disputes soient encor à la mode, mais le vulgaire se ressemble dans tous les temps. Il y avoit du temps des Cicerons et des Socrates des gens qui sacrifioient de bonne foy aux dieux Lares, et à la déesse Latrine. Apulée fut accusé de sortilège devant le préteur, comme le père Girard. Chaque siècle a eu ses Marie Alacoque. Adieu monsieur. J'ay toujours désiré un climat tel que celuy que vous habitez. Je voudrois être avec vous sous votre bau soleil avec des philosophes anglais, et des voix italiennes. J'ay l'honneur de vous être tendrement et respectueusement dévoué pour jamais.

Volt.