9e 7bre 1772 , à Ferney
Comme vous rêvez, Monsieur, et que vos rêves sont beaux! Vos songes sont les veilles de Cicéron.
Mais, est-ce un songe que vous soiez à Lyon? Quoi! l’envie est venue vous attaquer jusques dans vôtre Sanctuaire de Grenoble! En ce cas, je devrais adresser ma lettre à Linterne.
Vous dites que vôtre petite maison de Suisse n’est pas encor achetée. Vraiment, Monsieur, je le crois bien, il n’est point dutout aisé d’acheter un bien fond dans le canton de Berne. Nos loix, dont nous nous moquons souvent avec justice, sont dumoins plus honnêtes que celles de Suisses. Un Suisse protestant peut acheter en France une terre deux millions, et un Français catholique ne peut pas rester trois jours dans un canton calviniste, sans la permission d’un magistrat, qui est quelquefois un cabaretier. Les Suisses sont heureux chez eux à leur manière, mais ils ne sont point du tout hospitaliers.
J’avais forcé la loi à Lausanne et à Genêve, et enfin j’ai trouvé que je n’étais véritablement libre qu’à Ferney, ubi cumque calculum ponas ibi naufragium invenies. Je suis dans un heureux port depuis vingt ans, et dans une retraitte qui convient à un homme né malade.
Si vous prenez le parti de la retraitte, soit chez vous, soit dans un autre païs, il est certain que vous vivrez plus heureux et plus longtems. Voilà le grand point, tout le reste est pure chimère. Les hommes ne méritent guères qu’on se tue pour eux, et peut être le travail forcé de vôtre place vous aurait-il tué. Vous aurez à vos ennemis l’obligation de vivre. Vous êtes dans la fleur de vôtre âge et de vôtre réputation. Vôtre nom est prétieux à quiconque aime l’équité et l’humanité. Dans quelque lieu que vous soiez vous serez sur un grand théâtre; vous nous instruirez sur le droit public des nations aulieu de vous enrhumer à résumer les procez des Dauphinois, dont le reste de la terre se soucie médiocrement. Vous parlerez au genre humain aulieu de parler à des conseillers de Grenoble. Les raïons de vôtre gloire iront à Petersbourg, aulieu qu’une partie peut être serait perdue dans le Grésivaudan.
Il y a encor un autre parti à prendre, c’est celui d’aller écraser vos ennemis du poids de vôtre mérite; la chose est assurément très aisée, mais celà demande autant de santé que vous avez de courage.
Quoi que vous fassiez, soiez bien sûr, Monsieur, que je mourrai plein du plus tendre respect pour vous, que j’aimerai jusqu’au dernier moment vôtre éloquence, vôtre philosophie, et la bonté de vôtre cœur.
Agréez tous les sentiments et la vénération du vieux malade qui n’en peut plus.
V.