4e février 1763 au château de Ferney
Mon cher et illustre confrère,
Il me semble que si quelques pédants ont attaqué en France la philosophie, ils ne s'en sont pas bien trouvés, et qu'elle a fait une alliance avec les puissances du nord.
Cette belle lettre de l'impératrice de Russie vous venge bien.Cela ressemble à la lettre que Philipe écrivit à Aristote, à la différence près qu' Aristote eut l'honneur d'accepter l'éducation d'Aléxandre, et que vous avez la gloire de la refuser.
Je me souviens que dans mon enfance je n'aurais pas imaginé qu'on écrirait un jour de pareilles lettres de Moscou, à un académicien de Paris. Je suis du temps de la création, et voilà quatre femmes de suite qui ont perfectionné ce qu'un homme a commencé. Votre galanterie française doit quelques compliments au sexe féminin sur cette singularité dont l'histoire ne fournit aucun exemple.
La belle lettre que celle de Catherine! Ni ste Catherine d'Aléxandrie, ni ste Catherine de Boulogne, ni ste Catherine de Sienne n'en auraient jamais écrit de pareilles. Si les princesses se mettent ainsi à cultiver leur esprit, la loi salique n'aura pas beau jeu.
Ne remarquez vous pas que les grands exemples et les grandes leçons nous viennent souvent du nord? Les Neuton, les Loke, les Gustave, les Pierre le grand et gens de cette espèce ne furent point élevés à Rome dans le collège de la Propagande. J'ai parcouru ces jours passés une grosse apologie des Jésuites, pleine d'Itos et de Pathos. On y fait le dénombrement des grands génies qui illustrent notre siècle. Ils sont tous Jésuites. C'est, dit l'auteur, unPerusseau, un Neuville, un Chapelain, un Bodauri, un Buffier, un Debillon, un Castel, un Laborde, un Brie t, un Garnier, un Pezenaz, un Simonet, un Huth, et ce Berthier, ajoute-t-on, qui a été si longtemps l'oracle des gens de lettres.
Je suis assez comme mr Chicaneau, je ne connais pas un de ces gens là, excepté frère Berthier que je croyais mort sur le chemin de Versailles, mais enfin je suis ravi que la France ait encor de grands hommes.
On dit aussi que l'on compte parmi ces sublimes génies un monsieur le Roy, prédicateur de st Eustache qui prêche avec l'éloquence du révérend père Garasse.
A vous parler sérieusement, je trouve que si quelque chose fait honneur au siècle, ce sont les trois factums de messieurs Mariete, de Beaumont, de Loyseau en faveur de la famille infortunée de Calas. Employer ainsi sa peine, son temps, son éloquence, son crédit; et loin de recevoir un salaire, procurer des secours à des opprimés, c'est là ce qui est véritablement grand, et ce qui ressemble plus aux temps des Cicerons et des Hortensius, qu'à ceux de Briet, de Huth, et de frère Berthier. J'attends tranquilement le jugement qu'on rendra, car dieu merci, l'Europe a déjà jugé, et je ne connais de tribunal infaillible que celui de tous les honnêtes gens de différents pays qui pensent de même. Ils composent sans le savoir un corps qui ne peut errer, parce qu'ils n'ont point l'esprit du corps.
Je ne sais ce que c'est que le petit libelle dont vous me parlez, où l'on me dit des injures à propos d'un examen de quelques pièces de Crébillon. Je ne connais ni cet examen ni ces injures; j'aurais trop à faire s'il me fallait lire tous ces rogatons.
Pierre le grand et le grand Corneille m'occupent assez. J'en suis malheureusement à Pertharite, et je marie la nièce pour me consoler. Nous mettrons dans le contrat qu'elle est cousine germaine de Chimène et qu'elle ne reconnaît pour ses parents, ni Grimoald, ni Unulphe. Elle pourra bien avoir fait un enfant avant que l'édition soit achevée; beaucoup de grands seigneurs ont souscrit généreusement, les graveurs disent que leurs noms ne sont pas des lettres de change.
J'envoie à l'Académie l'Héraclius que j'ai traduit de Calderon, et qui est imprimé avec l'Héraclius français. Vous jugerez quel est l'original, de Calderon ou de Corneille; vous poufferez de rire; cependant vous verrez qu'il y a dans ce Calderon de bien brillantes étincelles de génie. Vous recevrez aussi bientôt une certaine histoire générale. Le genre humain y est peint cette fois-ci de trois quarts, il ne l'était que de profil aux autres éditions. Quoique je sois bien vieux, j'apprends tous les jours à le connaître.
Adieu, mon très illustre philosophe, je suis obligé de dicter, je deviens aveugle comme la Mothe. Quand l'abbé Trublet le saura, il trouvera mes vers meilleurs.