Aux Délices 7 juin 1762
Madlle Corneille, les frères Cramer et moi, monsieur, nous vous devons des remerciements.
Vous trouverez sans doute les commentaires sur Rodogune un peu sévères, mais il faut dire la vérité. J'ai soin de mettre à la tête et à la fin de chaque commentaire une demi once d'encens pour Corneille, mais dans les remarques je ne connais personne, je ne songe qu'à être utile. On dira de mon vivant que je suis fort insolent, mais après ma mort on dira que je suis très juste et comme je mourrai bientôt je n'ai rien à craindre.
Voici une petite annonce que je vous prie de montrer à l'académie. Je la ferai insérer dans les papiers publics. On verra que je donne beaucoup plus que je n'ai promis. Je compte vous envoyer dans un mois la traduction de la conspiration contre Auguste. Vous verrez ce que c'est que Shakespear, qu'on oppose à Corneille; c'est me Gigogne qu'on met à côté de mlle Clairon.
L'Héraclius de Calderon est encore pis. Il est bon de faire connaître le génie des nations. La question de savoir si Corneille a pris une demi douzaine de vers de Calderon, comme il en a pris deux mille des autres auteurs espagnols, est une question très frivole.
Ce qui est très important c'est de faire connaître combien Corneille, malgré tous ses défauts, était sublime et sage dans le temps qu'on ne représentait sur les autres théâtres de l'Europe que des rêves extravagants.
Le père de Tournemine qu'on cite et qu'on a tort de citer, était connu chez les jésuites par ces deux petits vers:
Le confesseur du roi d'Espagne qu'il avait consulté n'en savait pas plus que lui, et l'ancien bibliothécaire du roi d'Espagne qui m'a envoyé la 1re édition de l'Héraclius de Calderon en sait beaucoup plus que le confesseur et le père Tournemine. Ce que dit Corneille dans l'examen d'Héraclius, loin d'être une preuve que l'Héraclius espagnol est une imitation du français, semble prouver tout le contraire. Car premièrement il n'y a pas d'imitation, l'Héraclius espagnol ne ressemble pas plus à celui de Corneille que les mille et une nuits ne ressemblent à l'Enéide et il ne s'agit encore une fois que d'une douzaine de vers. Secondement Corneille dit que sa pièce est un original dont il s'est fait plusieurs belles copies, or certainement la pièce de Calderon n'est pas une belle copie, c'est un monstre ridicule.
Remarquez de plus que si Corneille avait eu un Espagnol en vue, si un Espagnol avait pu prendre deux lignes d'un Français, ce qui n'est jamais arrivé, Corneille n'eût pas manqué de dire que Calderon avait fait le même honneur à notre théâtre que Corneille avait fait au théàtre de Madrid, en imitant le Cid, le menteur, la suite du menteur, et don Sanche d'Arragon. Corneille en parlant de ces prétendues belles copies, entend plusieurs tragédies, soit de son frère, soit d'autres poètes dans lesquelles les héros sont méconnus et pris pour d'autres jusqu'à la fin de la pièce.
Enfin il n'y a qu'à lire L'Héraclius de Calderon, cela seul terminera le procès. Vous pouvez lire, monsieur, ma lettre à l'académie, ne fût ce que pour l'amuser, mais je me flatte qu'elle voudra bien peser mes raisons. Vous aimez le vrai plus que personne. Il y a tant de préjugés dans ce monde qu'il faut au moins n'en point avoir en littérature.