Par Genève, aux Délices, 16 juin 1762
Monsieur,
Je ne vous écris point en caldéen, parce que je ne le sais pas, ni en latin quoique je ne l'aie pas oublié, ni en espagnol, quoique je l'aie appris pour vous plaire; mais en français que vous entendez très bien, parce que je suis obligé de dicter ma lettre étant très malade.
J'ai renoncé à la cour, comme vous, ainsi ne m'appelez plus aulicus, mais vous êtes très generosus de toutes les façons puisque vous avez la générosité de me fournir les instructions que je vous ai demandées. Je ne savais pas que vos auteurs eussent jamais rien pris, même des Italiens, je les croyais autochtones en fait de littérature; mais je sais bien qu'ils n'ont jamais rien pris de nous, et que nous avons beaucoup pris d'eux.
Entre nous, je pense que Corneille a puisé tout le sujet d'Heraclius dans Calderón. Ce Calderón me paraît une tête si chaude (sauf respect) si extravagante, et quelquefois si sublime, qu'il est impossible que ce ne soit pas la nature pure. Corneille a mis dans les règles ce que l'autre avait inventé hors de règles. Le point important est de savoir en quelle année la famosa comedia fut jouée devant ambas maestades. C'est ce que je vous ai demandé, et je vois qu'il est impossible de le savoir.
Je ne sais pas pourquoi vous vous êtes donné la peine de transcrire les vers de López de Vega, que vous avez autrefois rapportés dans la vie de Cervantes. Vous imaginez vous donc que je ne vous aie pas lu? Sachez, monsieur, que je vous ai lu avec grande attention, et que vous m'avez beaucoup éclairé.
Non seulement je savais ces vers, mais je les ai traduits en vers français, et je les ai fait imprimer au devant de la famosa comedia, que j'ai traduite aussi. Je crois qu'il suffit de mettre sous les yeux la famosa comedia pour faire voir que Calderón ne l'a pas volée.
Vous me permettrez de faire usage du passage de maître Emanuël de Guera. Je n'omettrai pas les actes sacramentaux du pieux Calderón; tout ce qui me fâche, c'est que ces actes sacramentaux n'ayent pas fait partie des pièces amoureuses et ordurières dont le bon homme régalait son auditoire.
Votre lettre, monsieur, est aussi pleine de grâces que d'érudition. Si vous voulez faire encore passer quelque instruction de votre voisinage de l'Afrique à mon voisinage des Alpes, je vous aurai beaucoup d'obligation. Soyez très persuadé qu'on ne trouve point de seigneur d'Oliva en Savoye.
Interea te plurimun facio tibi gratias ago, vale.
V.