1762-04-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Pinot Duclos.

Il faut vous avouer, monsieur, que le théâtre de Ferney a fait un peu tort à nos commentaires et que nous avons pendant quelques jours abandonné Corneille pour le Kain.
Nous avons fait de mlle Corneille une assez bonne actrice, au lieu de travailler à l'édition de son oncle. Le commentateur, les libraires, la nièce de Corneille, la nièce du commentateur, tout cela a joué la comédie. Cela n'a pas pourtant interrompu notre entreprise, mais il y a eu du relâchement. Une autre raison encore qui a arrêté le cours de mes consultations, c'est que je me suis mis à traduire l' Héraclius espagnol imprimé à Madrid en 1643 sous ce titre, la Famosa comedia en esta vida, todo es verdad y tode es mentida, fiesta que se represento à sus mayestades en el salon real del palacio. Le savant qui m'a déterré cette édition prodigieusement rare prétend que sus majestades veut dire Philippe et Elisabeth, fille de Henri quatre, qui aimait passionnément la comédie et qui y menait son grave mari. Elle s'en repentit, car Philippe 4 devint amoureux d'une comédienne et en eut don Juan d'Autriche. Il devint dévot et n'alla plus aux spectacles après la mort d'Elisabeth. Or Elisabeth mourut en 1644, et mon savant prétend que la famosa comédia, jouée en 1640, fut imprimée en 1643, mais comme mon exemplaire est sans date, il faut en croire mon savant sur sa parole. Le fait est que cette tragédie est à faire mourir de rire d'un bout à l'autre. Les mille et une nuits sont beaucoup moins merveilleuses. Si quelque chose dans le monde a jamais eu l'air original, c'est assurémt cette extravagance dont aucun roman n'approche. Il suffit d'en lire deux pages pour être convaincu que l'auteur a tout pris dans sa tête. Je la ferai imprimer afin qu'on puisse aisément apercevoir la petite différence qui se trouve entre notre Héraclius et la comédia famosa.

Je dois vous donner avis que le pr volume contenant seulemt Médée, et le Cid est déjà si énorme que je serai obligé de rejeter à la fin du dernier tome la vie de l'auteur et les anecdotes et réflexions que je mettrai dans mon épître dédicatoire à l'académie. L'épître ne pourra plus contenir qu'un simple témoignage de ma respectueuse reconnaissance, et une note avertira que la vie de P. Corneille se trouvera au dernier volume avec quelques pièces curieuses. Cette vie rejetée à ce dernier tome fera au moins ouvrir quelquefois un tome que sans cela on n'ouvrirait jamais. Car qui peut lire la Galerie du Palais royal et la Place royale? Ce dernier tome sera uniquement destiné à la comédie avec un discours sur la comédie espagnole, anglaise et italienne. Mais il faut se bien porter et je suis un peu sur le côté.

Je tâcherai de vous envoyer dans peu les remarques sur Rodogune et sur Sertorius.

J'ai repris cette lettre cinq ou six fois. Je n'en peux plus. J'ai bien peur de ne pas achever cette édition, et dire medium solvar et inter opus.