1763-12-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Jean François Hénault.

Mon cher et respectable confrère, celui qui vous grave n'entend pas mal ses intérêts: il est bien sûr que son burin deviendra célèbre sous la protection de votre plume.
Je vous demande en grâce que si on met au bas de votre portrait ce petit vers:

Qu'il vive autant que son ouvrage!

on ajoute: Par Voltaire et par le public.

Il est bien triste que madame du Deffant ne puisse voir votre estampe.

La lumière est pour elle à jamais éclipsée;
Mais vous vous entendez tous deux.
L'imagination, le feu de la pensée,
Valent peut-être mieux
Que deux yeux.
Je me défais des miens, et j'en suis plus tranquille;
J'en ai moins de distractions.
Lorsque le cœur calmé renonce aux passions,
Deux yeux sont un meuble inutile.

Cela n'est pas tout à fait vrai, mais il faut tâcher de se le persuader. Mon espèce d'aveuglement est tout à fait drôle: une ophthalmie abominable m'ôte entièrement la vue quand il y a de la neige sur la terre, et je recommence quelquefois de voir honnêtement quand le temps se met au beau. Je vous prie, monsieur, vous qui avez de bons yeux (et cela doit s'entendre de plus d'une manière), de lire ce petit mémoire historique; vous y trouverez des choses curieuses.

J'ai envoyé à madame du Deffant un conte à dormir debout, qui est d'un goût un peu différent. Les aveugles s'amusent comme ils peuvent.

Tout le Corneille est imprimé; il y en a douze tomes. La Bérénice de Racine est à côté de celle de Corneille, avec des remarques; l'Héraclius espagnol est au devant de l'Héraclius français; la conspiration de Brutus et de Cassius contre César, de ce fou de Shakespeare, est après le Cinna de Corneille, et traduite vers pours vers, et mot pour mot: cela est à faire mourir de rire.

Adieu, monsieur; conservez vos bontés au vieux de la montagne.