1763-03-31, de Voltaire [François Marie Arouet] à François Joachim de Pierres, cardinal de Bernis.

Je ne sais, Monseigneur, si nôtre secrétaire perpétuel, a envoyé à Vôtre Eminence, l'Héraclius de Caldéron, que je lui ai remis pour divertir L'académie.
Vous verrez quel est l'original de Caldéron ou de Corneille; cette Lecture peut amuser infiniment un homme de goût tel que vous et c'est une chose, à mon gré, assez plaisante, de voir jusqu'à quel point la plus grave de toutes les nations méprise le sens commun.

Voicy, en attendant, la traduction très fidèle de la conspiration contre César par Cassius et Brutus, qu'on joue tous les jours à Londre, et qu'on préfère infiniment au Cinna de Corneille. Je vous suplie de me dire, comment un peuple qui a tant de philosophes peut avoir si peu de goût? Vous me répondrez peut être, que c'est parce qu'ils sont philosophes; mais quoi, la philosophie mênerait elle tout droit à l'absurdité! et le goût cultivé n'est-il pas même une vraie partie de la philosophie?

Oserai-je, Monseigneur, vous demander à quoi vous placez la vôtre à présent? Le Plessis, dont vous avez datté vos dernières Lettres, est il un château qui vous appartienne et que vous embellissiez?

On attrape bien vite le bout de la journée, avec des ouvriers, des livres et quelques amis, et c'est bien assurément tout ce qu'il faut, que d'attraper ce bout guaiment; le sufficit diei malitia sua, a bien quelque vérité, mais pourquoi ne pas dire aussi sufficit diei Lœtitia sua?

Je suis toujours un peu quinze-vingt, mais j'ai pris la chose en patience. On dit que ce sont les neiges des alpes qui m'ont rendu ce mauvais service, et qu'avec les beaux jours j'aurai la visière plus nette. Je vous félicite toujours Monseigneur, d'avoir vos cinq sens en bon état, porò unum necessarium, c'est apparemment sanitas. Je ne sçais pas dequoi je m'avise de citer tant la Sainte Ecriture devant un prince de l'Eglise, celà sent bien son huguenot. Je ne le suis pourtant pas, quoi que je me trouve à présent sur le vaste territoire de Genêve. M: le Duc de Villars y est comme moi pour sa santé, il a été fort mal; Dieu et Tronchin l'ont guéri pour le consoler de la mort de made la maréchale sa mère.

Nôtre canton va s'embellir; le Duc de Chablaisétablira sa cour près de nôtre lac, vis à vis mes fenêtres; c'est une cour que je ne verrai guères, j'ai renoncé à tous les princes; je n'en dis pas autant des cardinaux. Il y a un à qui j'aurais voulu rendre mes respects avant de prendre congé de ce monde. Je lui serai toujours attaché avec le plus tendre et le plus profond respect.

V.