1754-01-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.

Mon cher et ancien ami, s'il est triste que les français n'aient point de musique, il est encor plus triste qu'ils n'aient point de loix et que les affaires publiques soient dans une confusion dont tous les particuliers se ressentent.
Porro unum est necessarium, dit le père Berruier après l'autre. Mais ce necessarium c'est la justice. Ce monde cy est destiné à être bien malheureux puisque dans la plus profonde paix on éprouve des désastres que la guerre même n'a jamais causez. Si je voulais me plaindre des petites choses, je me plaindrais de L'édition barbare et tronquée qu'on a fait d'un ouvrage qui pouvait être utile. Mais les coups d'épingle ne sont pas sentis par ceux qui ont la jambe emportée d'un coup de canon. Ce ratio ultima regum me déplaît baucoup. Je regarde comme un des plus tristes effets de ma destinée de n'avoir pu passer avec vous le reste d'une vie que j'ay commencée avec vous, mais les pauvres humains sont des balles de paume avec les quelles la fortune joue. Je voudrais bien que ma balle fût poussée à Launay. Mais elle fait tant de faux bonds que je ne peux savoir où elle tombera. Ce ne sera pas probablement au théâtre des ostrogots de Paris. Je n'irai plus me fourer dans ce tripot de la décadence. Vous avez d'ailleurs tant de grands hommes à Paris qu'on peut bien négliger cette partie de la littérature. Vous avez de plus des navets et moy je n'ay plus de fleurs. Mon cher Cidevile à notre âge il faut se moquer de tout et vivre pour soy. Ce monde cy est un vaste naufrage. Sauve qui peut. Mais je suis loin du rivage. Mille compliments au grand abbé. Je vous embrasse mon ancien ami bien tendrement.

V.