au châtau de Tournai par Geneve 7 février [1759]
J'ay reçu Mon ancien ami les cartes géografiques.
Ma nièce de Fontaine vous payera à son retour tous vos petits déboursez et vous présentera mes remerciments. Je vous prie instament de dire à mrs le Roy et Gravelot combien je suis touché de leur attention.
On peut dans une séance académique reprocher à l'auteur du livre intitulé l'esprit que L'ouvrage ne répond point au titre, que des chapitres sur le despotisme sont étrangers au sujet, qu'on prouve avec emphase quelque fois des véritez rebatues, et que ce qui est neuf n'est pas toujours vrai, que c'est outrager l'humanité de mettre sur la même ligne l'orgueuil, l'ambition, l'avarice et l'amitié, qu'il y a baucoup de citations fausses, trop de contes puériles, un mélange du stile poétique et boursouflé avec le langage de la philosophie, peu d'ordre, baucoup de confusion, une affectation révoltante de louer de mauvais ouvrages, un air de décision plus révoltant encore, etc. etc. On devrait aussi dans la même séance avouer que le livre est plein de morceaux exellents. Mais on ne peut voir sans indignation qu'on persécute avec cet acharnement continu un livre que cette persécution seule peut rendre dangereux en faisant rechercher au lecteur le venin caché qu'on y suppose. On dit que cette vexation odieuse est le fruit de l'intrigue des jésuittes qui ont voulu aller par Helvetius à Diderot. J'estime baucoup ces deux hommes, et les indignitez qu'ils éprouvent me les rend infiniment chers. Je vous prie de me dire quel est le conseiller ou président, géomètre, métaphisicien, mécanicien, téologien, poète, grammairien, médecin, apoticaire, musicien, comédien qui est à la tête des juges de L'enciclopédie. Il me semble que je vois l'inquisition condamner Galilée. L'esprit de vertige est bien répandu dans votre pauvre ville de Paris.
Quelle pitié de fourer dans leurs caquets un poème sur la relligion naturelle! Les gens un peu instruits savent qu'il y a un poème sur la loy naturelle dans un receuil d'ouvrages assez connus, et que le poème tronqué de la relligion naturelle est une mauvaise brochure dans la quelle l'auteur est estropié. Mais l'auteur ne s'en soucie guères, et sait ce qu'il doit penser des sots, et des fous. Il y a longtemps que j'ay mis entre eux et moy un fil long de plus d'une brasse. Quand vous serez démontmorencié, vous feriez bien de venir philosopher avant ma mort dans mes retraittes: il vaut mieux vivre avec des amis que d'aller jusqu'au tombau de gîte en gîte et de protection en protection. Je vous embrasse de tout mon cœur.
V.