1777-02-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange, votre lettre du 27e janvier me prouve que votre providence bienfaisante a toujours les yeux ouverts sur mes misères.
Je n'ai point reçu de vers de mr de Sélis dont vous me parlez, ni de lettre de mr l'abbé Pezzana ni d'estampe de la part du graveur Henriquez. J'ai reçu seulement par un libraire de Genêve, la nouvelle édition de l'Arioste, et j'en ai remercié mr l'abbé Pezzana par une lettre adressée à l'hôtel garni nommé l'île d'amour, où il demeurait il y a plusieurs mois lorsqu'il m'écrivit.

Vous croyez, vous et mr de Thibouville, que je ne vous ai invités qu'à un petit souper de trois services; il faut que je vous avoue que j'en prépare un autre de cinq. Le rôti est déjà à la broche, mais le menu m'embarrasse. Je crains bien de n'être qu'un vieux cuisinier dont le goût est absolument dépravé. Vous êtes le plus indulgent des convives; mais il y a tant de gens qui s'empressent à vous donner à souper, j'ai tant de rivaux qui me traiteront de gargotier que je tremble de vous donner mes deux repas. Je vois évidemment qu'il faut remettre cette partie à une saison plus favorable. Il suffirait qu'il y eût un ragoût manqué, pour que tout le monde, jusqu'aux valets de l'auberge me traitât de vieil empoisonneur. Il viendra peut-être un temps où l'on aura plus d'indulgence. Il faut d'ailleurs que je présente quelques rafraîchissements à six Juifs et à leur aumônier m. l'abbé Guénée qui me paraissent un peu échauffés, et qui tirent la langue d'un pied de long.

Il résulte de tout cela, mon cher ange, que je ne pourrai vous rien envoyer qu'au mois de mars. Vous me pardonnerez sans doute quand vous saurez le triste état où je suis. Ma colonie me prend presque tout mon temps. Des débiteurs très grands seigneurs, comme messieurs les ducs de Bouillon et de Richelieu, et m. le duc de Virtemberg, m'ont manqué tous à la fois, et me laissent dans l'impossibilité de continuer ma fondation. Il n'y a pas jusqu'à un fermier général qui ne me laisse sans secours. Ils disent tous que j'ai vécu trop longtemps pour être payé; ils me regardent comme un homme mort; et ce qui me paraît très désagréable, c'est qu'ils auront bientôt raison. Or, jugez si dans de telles circonstances je puis hasarder de vous donner à souper surtout quand je suis presque sûr de vous faire une chère détestable.

Vous me parlez de made du Deffant. Vous sentez bien que la multitude énorme des fardeaux dont j'ai chargé ma faiblesse, et des embarras dont je suis environné ne me permet guère d'agacer les jeunes dames de Paris. Sufficit diei malatia sua. Songez que j'ai presque autant de maladies que d'années et presque autant de chagrins et d'occupations inquiétantes que de maladies. Ayez donc un peu pitié de moi, mon très cher ange, portez vous bien, réjouissez vous, et aimez moi. Vous ferez toujours ma consolation.

V.