16e fév: 1777
Vous êtes bien bon, mon cher ange; mais je vous jure encore une fois que je n'ai point entendu parler de m. de Sélis.
J'ai fait la revue de tous mes papiers, je n'ai trouvé ni vers, ni prose de sa part. Quant à mr l'abbé Pezzana, c'est moi qui lui ai écrit, encore une fois à l'île d'amour. Je ne savais pas qu'il y eût une aussi jolie auberge dans Paris.
C'était l'adresse que mr l'abbé Pezzana m'avait donné il y a six mois. Il logeait je crois sur le derrière, et j'ai cru qu'il y logeait encore. Je vous demande en grâce d'instruire de ces vérités ces messieurs qui prétendent que je suis si négligent.
Il est vrai que quelquefois mon grand âge, mes maladies, les chagrins dont on m'accable, et les travaux qui me consolent, m'empêchent de répondre à de fatigantes lettres d'inconnus. Mais ce n'est point ici le cas de mr de Sélis et de mr Pezzana.
S'il y a quelqu'un à qui on puisse reprocher de ne point écrire, c'est madame papillon philosophe. Je comptais sur elle, je me flattais de l'honneur de son amitié; j'imaginais même qu'elle pourrait dire un mot à mr de Richelieu, et employer son éloquence auprès du ministère pour ma petite colonie. Je n'ai eu d'elle aucune nouvelle, et je n'ai personne dont je puisse implorer le secours. Paris est devenu pour moi une ville aussi étrangère que Pekin. Il est vrai qu'on écrit également contre moi dans ces deux villes. Les jésuites missionnaires qui sont encore à la Chine, et qui prennent hardiment le nom de jésuites dans ce seul endroit du monde me tympanisent un peu dans leurs Lettres édifiantes, et j'ai toujours à combattre dans Paris l'illustre famille des Fréron, celle des Clément, et celle des dévots. Les anciens ennemis de mr de Richelieu, assez mal instruits pour me croire son favori, me punissent des bontés qu'ils lui supposent pour moi.
Mon cher ange, j'ai cru trouver le repos dans la solitude: il n'est nulle part pour les hommes qui ont eu le malheur de se consacrer au public, en quelque genre que ce puisse être. Il n'y a qu'un moyen pour obtenir la paix de l'âme, c'est de mourir. Il est bien triste, mon cher ange, de finir sa vie loin de vous. Votre amitié me soutient un peu dans mes derniers jours; j'abandonnerai sans regret tout le reste. J'oublierai surtout les plates et ridicules misères dont toute la littérature est infectée aujourd'hui. Adieu mon cher ange, mon consolateur.
V.