1774-08-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet.

Je ne vous écris aujourd'hui, Monsieur le secrétaire, ni sur les sciences et les beaux arts, qui commencent à vous devoir beaucoup, ni sur la liberté de conscience dont on a voulu dépouiller ces beaux arts qui ne peuvent subsister sans elle.

Vous avez rempli mon cœur d'une sainte joie quand vous m'avez mandé que le Roi avait répondu aux pervers qui lui disaient que Monsieur Turgot est Enciclopédiste, Il est honnête homme et éclairé, celà me suffit.

Savez vous que les rois et les beaux esprits se rencontrent? Savez vous, et Monsieur Bertrand sait-il que le poëte Kien-long, Empereur de la Chine, en avait dit autant il y a quelques années?

Avez vous lu dans le trentedeuxième recueil des prétendues lettres édifiantes et curieuses, la Lettre d'un jésuite imbécile nommé Benoît à un fripon de jésuite nommé Dugad? Il y est dit en propres mots qu'un ministre d'état accusant un Mandarin d'être chrétien, L'Empereur Kien-long lui dit, La province est elle mécontente de lui? — Non. — Rend-il la justice avec impartialité? — Oui. — A-t-il manqué à quelque devoir de son état? Non. — Est-il bon père de famille? — Oui. — Eh bien donc pourquoi l'inquiéter pour une bagatelle?

Si vous voiez Monsieur Turgot faittes lui ce conte.

Je vous envoie la copie d'une requête que j'ai barbouillée pour tous les ministres. Il n'y a que le Roi à qui je n'en ai pas envoié. Je souhaitte passionément que cette requête soit présentée au Conseil de commerce, dans lequel Monsieur Turgot pourait avoir une voix prépondérante. J'ai dumoins la consolation de voir que malgré les grands hommes tels que Fréron, Clément et Sabotier, Ferney est devenu depuis que vous ne l'avez vu, un lieu assez considérable, qui n'est pas indigne de l'attention du ministère. Il y a nonseulement d'assez grandes maisons de pierre de taille pour les manufactures, mais des maisons de plaisance très jolies qui orneraient st Cloud et Meudon. Tout celà va rentrer dans le néant d'où je l'ai tiré si le ministère nous abandonne. Je suis peut être le seul fondateur de manufactures qui n'ait pas demandé de l'argent au gouvernement. Je ne lui demande que d'écouter son propre intérêt. Je vous en fais juges, vous et Monsieur Bertrand.

Je voudrais bien venir vous consulter tout deux sur une affaire qui vous intéressera d'avantage et que je vais entreprendre. J'invoque Dieu et vous pour réussir. Il s'agit de la bonne cause. Vous la soutiendrez toujours avec Bertrand. Je m'incline devant vous deux.

V.