2e avril [1776]
Sire,
Si votre camarade L'Empereur de la Chine, Kien-long, est mort comme on vous l'a dit, j'en suis très fâché. Votre Majesté sait assés combien j'aime et révère les rois qui font des vers. J'en connais un qui en fait assurément de bien meilleurs que Kien-long et à qui je serai bien attaché jusqu'à ce que j'aille faire ma cour là bas à feu l'Empereur Chinois.
Nous avons actuellement en France un jeune roi qui à la vérité ne fait point de vers, mais qui fait d'excellente prose. Il a donné en dernier lieu sept beaux ouvrages qui sont tous en faveur du peuple. Les préambules de ces édits sont des chefs d'oeuvres d'éloquence, car ce sont des chefs d'oeuvres de raison et de bonté. Le Parlement de Paris lui a fait des remontrances séduisantes, c'était un combat d'esprit. S'il avait falu donner un prix aux meilleurs discours, les connaisseurs l'auraient donné au roi sans difficulté.
Ce droit d'enrégistrer et de remontrer que vous ne connaissés pas dans votre Roiaume, est fondé sur l'ancien exemple d'un prévôt de Paris du tems de St Louis et de votre Conrad Hoenzellern second, le quel prévôt s'avisa de tenir un régistre de toutes les ordonnances roiales, en quoi il fut imité par un greffier du parlement de Paris nommé Jean Mont Luc en 1313. Les Rois trouvèrent cette invention fort utile. Philippe de Valois fit enrégistrer au parlement ses droits de régale. Charles cinq prit la même précaution pour le fameux édit de la majorité des Rois à quatorze ans. Des traités de paix furent souvent enrégistrés. On ne savait dans ce tems là ce que c'était que des remontrances. Les premières remontrances sur la finance furent faites sous François 1er pour une grille d'argent massif qui entourait le tombeau de St Martin. Ce saint n'ayant nul besoin de grille et François 1er ayant grand besoin d'argent comptant, il prit la grille qui lui fut cédée par les chanoines de Tours, et dont le prix devait être remboursé sur les domaines de la couronne. Le parlement représenta au roi l'irrégularité de ce marché. Voilà l'origine de toutes les remontrances qui ont depuis tant embarrassés nos rois, et qui ont enfin produit la guerre de la fronde dans la minorité de Louis 14.
Nous n'avons point de fronde à craindre sous Louis 16, nous avons encor moins à craindre les horreurs ridicules des jésuites, des jansénistes et des convulsionaires. Il est vrai que nos dettes sont aussi immenses que celle des Anglais, mais nous goûtons tous les biens de la paix, d'un bon gouvernement et de l'espérance. Votre Majesté a bien raison de me dire que les Anglais ne sont pas si heureux que nous. Ils se sont lassés de leur félicité. Je ne crois pas que mes chers Quakers se battent, mais ils donneront de l'argent et on se battra pour eux. Je ne suis pas grand politique, Votre Majesté le sait bien, mais je doute beaucoup que le ministère de Londres vaille le nôtre. Nous étions ruinés; les Anglais se ruinent aujourd'hui, chacun son tour.
Pour vous, Sire, jouissés en paix du fruit solide de votre gloire, vous bâtissez des villes et des villages, vous encouragés tous les arts et vous n'avez plus pour ennemis que la goutte. J'espère qu'elle fera sa paix avec Votre Majesté comme on[t] fait tant d'autres puissances.
Quant aux Jésuites que vous aimés tant, la protection que vous leur donnés est bien noble dans un excommunié, tel que vous avez l'honneur de l'être. J'ai quelque droit en cette qualité de me flatter aussi de la même protection.
Je ne crois point comme Mr Paw, que l'Empereur King-long ait traitté cruellement les jésuites qui étaient dans son empire. Le père Amiot avait traduit son poëme; on aime toujours son traducteur; et je maintiens qu'un monarque qui fait des vers ne peut être cruel.
J'oserais demander une grâce à V. M., c'est de daigner me dire lequel est le plus vieux de Mylord Maréchal ou de moi. Je suis dans ma quatre-vingt-troisième année, et je pense qu'il n'en a que quatre-vingt-deux. Je souhaite que vous soiez un jour dans vôtre cent douzième.