Potsdam, ce 20 d'avril 1776
L'abbé Paw marque une foi sincère pour toutes les relations des jésuites de la Chine, de la mort de l'empereur Kien-Long, parce qu'ils l'ont annoncée.
Pour moi, en qualité de rigide pyrrhonien, je crois qu'il n'est mort, ni vivant. La curiosité s'affaiblit avec l'âge; l'on se resserre dans une sphère plus bornée. Walpole disait: J'abandonne l'Europe à mon frère, je ne me réserve que l'Angleterre. Pour moi, je me contente d'être instruit de ce qui s'est fait, de ce qui se fait, et de ce qui pourra arriver dans notre Europe.
Louis XVI attire bien autrement ma curiosité que l'empereur Kien-Long. J'ai lu un placet, ou plutôt un remerciement du pays de Gex, adressé à ce monarque; et, dans l'intérieur de mon âme, j'ai béni le bien que ce souverain a fait, ainsi que ceux qui lui ont donné d'aussi bons conseils. Le parlement aurait dû applaudir aux édits de son souverain, au lieu de lui faire des remontrances ridicules. Mais le parlement est composé d'hommes, et la fragilité des vertus humaines se cache moins dans les délibérations de grands corps que dans les résolutions prises entre peu de personnes.
Si notre espèce n'abusait pas de tout généralement, il n'y aurait point de meilleure institution que celle d'une compagnie qui eût droit de faire des représentations aux souverains sur les injustices qu'ils seraient sur le point de commettre. Nous voyons en France combien peu cette compagnie pense au bien du royaume. M. Turgot a même trouvé dans les papiers de ses prédécesseurs les sommes qu'il en a coûté à Louis XV pour corrompre les conseillers de son parlement, afin de leur faire enregistrer sans opposition, je ne sais quels édits.
Comme vos Français sont possédés de la manie anglicane, ils ont imité, en se laissant corrompre, ce qu'il y a de plus blâmable en Angleterre. Les républicains prétendent avoir le droit de vendre leur voix; mais des juges! mais des gens de justice! mais ceux qui se disent les tuteurs des rois!
Pour nous autres Obotrites, nous sommes, en comparaison de l'Europe, ce qu'est une fourmilière pour le parc de Versailles. Nous accommodons nos petites demeures, nous nous pourvoyons de vivres pour l'hiver, nous travaillons et végétons dans le silence. Ma fourmi voisine (le bon mylord Marischal, dont vous me demandez des nouvelles) a présentement quatre-vingt-six ans passés; il lit l'ouvrage du père Suarez, De matrimonio, pour s'amuser; et il se plaint que ce livre réveille en lui des idées qui le tracassent quelquefois. Comme il a quatre ans de plus que le protecteur des capucins de Ferney, je me flatte que ce dernier pourrait bien encore nous donner de sa progéniture, pour peu qu'il le voulût, et ce sertit une bonne œuvre.
L'ex-jésuite de Sans-Souci est toujours occupé à recouvrer ses forces, qui reviennent lentement. Il a reçu des remarques sur la Bible, un ouvrage de morale, un autre sur les lois; il soupçonne d'où ce présent peut lui venir. Ce ne sera qu'après la lecture de ces livres qu'il pourra juger s'il a bien rencontré, ou s'il a mal deviné; et les remerciements s'ensuivront comme de raison.
J'implore tous mes saints, Ignace, Lainez, Xavier, etc., etc., pour qu'ils protègent le protecteur des capucins à Ferney, que leurs saintes prières prolongent ses jours, afin qu'il consomme le bel ouvrage qu'il a entrepris dans le pays de Gex, qu'il éclaire longtemps la France et l'univers, et qu'il n'oublie point l'ex-jésuite de Sans-Souci. Vale.
Federic