1776-03-19, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

Il est vrai comme vous le dites, que les Chrétiens ont été les plagiaires grossiers des fables qu'on avait inventées avant eux.
Je leur pardonne encore les vierges en faveur de quelques beaux Tableaux que les Peintres en ont fait, mais vous m'avouerés cependant que jamais l'antiquité, ni quelque nation que ce soit, n'a imaginé une absurdité plus atroce et plus blasphématoire que celle de manger leur dieu. C'est le dogme le plus révoltant de la Religion Chrétienne, le plus Injurieux à l'Etre suprême, le Comble de la folie et de la démence. Les gentils, il est vrai, faisaient joüer à leurs dieux des Rolles assés ridicules, en leur prêtant toutes les Passions et les faiblesses humaines. Les Indiens font incarner trente fois leur somonocodom; à la bonne heure, mais cependant tous ces peuples ne mangeaient pas les objets de leur adoration, il n'aurait été permis qu'aux Egyptiens de dévorer leur dieu Apis, et c'est ainsi que les Chrétiens traitent l'autocrateur de l'univers. Je vous abandonne ainsi qu'à l'abbé Paw les Chinois, les Indiens et les Tartares. Les Nations Européenes me donnent tant d'occupation, que je ne sors guères avec mes méditations, de cette partie la plus intéressante de nôtre globe. Cela n'empêche pas que je n'aÿe lû avec plaisir les dissertations que vous avéz eu la bonté de m'envoyer. Comment reçevrait-on autrement ce qui sort de vôtre plume? L'abbé Paw veut savoir que l'Empereur Kienlong est mort, et que son fils gouverne àprésent, il prétend que ce défunt Empereur a usé d'énormes cruautés envers les Jesuites, peut-être veut-il que je prenne fait et Cause contre Kien-Long, d'autant plus qu'il sait combien je protège les débris du Troupeau de st Ignace. Mais je demeure neutre, plus occupé d'aprendre si la Colonie de Penn continuera de pratiquer ses vertus pacifiques, ou si, tout Quakers qu'ils sont, ils voudront défendre leur liberté et combattre pour leurs foyers. Si cela arrive, comme il est aparent, vous serés obligé de convenir qu'il est des Cas où la guerre devient nécessaire, puisque les plus humains de tous les Peuples la font. Ammien Marcellin doit être bien près de Ferney à compter le tems qu'on vous l'a expédié. Nos académiciens conviennent tous que c'est un des autheurs de l'antiquité le plus dificile à traduire à cause de son obscurité. Il est sûr, que si d'aileurs nous ne surpassons pas les anciens en autre chose, dumoins écrit-on mieux dans ce siècle qu'à Rome après les douze Cesars. La méthode, la Clarté, la netteté règnent dans tous les ouvrages, et l'on ne s'égare pas dans des Episodes, comme les Grecs en avaient l'habitude. Je n'aime point les autheurs qu'on admire en baillant, fussent-ils même Empereurs de la Chine, mais j'aime ceux qu'on lit et qu'on relit toujours volontiers, comme les ouvrages d'un certain Patriarche de Ferney dont l'antiquité nous fournit quelques uns de la même trempe.

Il faut par toutes ces raisons que vous ne mouriés point, et que tandis que le Parlement qui radote, vous brûle à Paris, vous preniés de nouvelles force pour confondre les Tuteurs des Rois et ceux qui empoisonnent les âmes. Ce sont les voeux d'un pauvre gouteux qui se réjouit de sa convalescence, jouissant par là du plaisir de vous admirer encore. Vale.

Federic