1775-12-21, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Sire,

Il n'y a jamais eu ni de roi ni de goutteux plus philosophe que vous.
Il faut que vous soyez comme celui qui disait: Non, la goutte n'est point un mal. Vos réflexions sur cette machine qui a, je ne sais comment, la faculté d'éternuer par le nez et de penser par la cervelle, valent mieux que tout ce que les docteurs en grec et en hébreu ont jamais dit sur cette matière.

Votre majesté est actuellement dans le cas de Xénophon, qui s'occupait de l'agriculture dans le loisir de la paix. Mais ce n'est pas après une retraite de dix mille, c'est après des victoires de cinquante mille.

Je crois que vous aurez un peu de peine à faire produire à votre sablonnière du Brandebourg d'aussi riches moissons que celles des plaines de Babylone, quoique à mon avis vous valiez beaucoup mieux que tous les rois de ce pays là. Mais du moins vos soins rendront la Marche et la nouvelle Marche et la Poméranie plus fertiles que le pays de Salomon, qu'on appela si mal à propos la terre promise, et qui était encore plus sablonneux que le chemin de Berlin à Sans-Souci.

Votre majesté est trop bonne de daigner jeter les yeux sur mes petits travaux rustiques. Elle m'encourage en m'approuvant. Je n'ai qu'un petit coin de terre à défricher, et encore est il un des plus mauvais de l'Europe. Vous daignez encourager de même ma chétive faculté intellectuelle, en me persuadant qu'une demi-apoplexie n'est qu'une bagatelle: je ne savais pas que votre majesté eût jamais eu affaire à un pareil ennemi. Vous l'avez vaincu comme tous les autres, et vous triomphez enfin de la goutte qui est plus formidable. Vous tendez une main protectrice du haut de votre génie à ma petite machine pensante: je serai assez hardi dans quelque temps, pour mettre à vos pieds des lettres assez scientifiques, assez ridicules, que j'ai pris la liberté d'écrire à m. Paw sur ses Chinois, ses Egyptiens et ses Indiens.

La barbare aventure du général Lalli, le désastre et les friponneries de notre compagnie des Indes m'ont mis à portée de me faire instruire de bien des choses concernant l'Inde et les anciens Brachmanes. Il m'a paru évident que notre sainte religion chrétienne est uniquement fondée sur l'antique religion de Brama. Notre chute des anges qui a produit le diable, et le diable qui a produit la damnation du genre humain, et la mort de dieu pour une pomme, ne sont qu'une misérable et froide copie de l'ancienne théologie indienne. J'ose assurer que votre majesté trouvera la chose démontrée.

Je ne connais point m. Paw. Mes lettres sont d'un petit bénédictin tout différent de m. Pernetti. Je trouve ce m. Paw un très habile homme, plein d'esprit et d'imagination: un peu systématique à la vérité, mais avec lequel on peut s'amuser et s'instruire.

J'espère mettre dans un mois ou deux ce petit ouvrage de st Benoît à vos pieds.

On me mande qu'on a imprimé à Berlin une traduction fort bonne d'Ammien Marcellin avec des notes instructives: comme cet Ammien Marcellin était contemporain du grand Julien, que nos misérables prêtres n'osent plus appeler apostat, souffrez, sire, que je prenne une liberté avec celui auquel il n'a manqué, selon moi, pour être en tout très supérieur à ce Julien, que de faire à peu près ce qu'il fit, et que je n'ose pas dire.

Cette liberté est de supplier votre majesté d'ordonner qu'on m'envoie par les Michelet et Gérard un exemplaire de cet ouvrage. Je vous demande très humblement pardon de mon impudence: tout ce qui regarde ce Julien m'est précieux, mais vos bontés me le sont bien davantage.

Je me mets à vos pieds plus que jamais; je me flatte qu'ils ne sont plus enflés du tout.