29 janvier 1775 [1776]
Sire,
Je reçois dans ce moment la lettre charmante dont Votre M.. m'honore du 2 décembre.
Elle me rend la force, elle me fait oublier tous les maux auxquels je suis souvent prêt de succomber.
Je ne fais assurément nulle comparaison entre vous et l'empereur Kienlong quoy qu'il soit arrière petitfils d'une vierge céleste soeur de dieu. J'ai pris la liberté de m'égaier un peu sur cette généalogie qui est beaucoup plus commune qu'on ne croiait. Je n'ai fait tout ce badinage que pour dissiper mes souffrances. S'il peut amuser votre majesté un moment ma peine n'est pas perdue.
L'ancienne relligion des bracmanes est évidemment l'origine du christianisme. Vous en serez convaincu si vous daignez lire la lettre sur l'Inde, et cela poura peutêtre amuser davantage votre esprit philosophique. Tout ce que je dis des bracmanes est puisé mot à mot dans des écrits autentiques que Mr Pau connaît mieux que moy.
Je pense absolument comme lui sur ceux qui croient connaître mieux la Chine que ce père Parennin, homme très savant et très sensé, qui avait demeuré trente ans à Pekin.
Aureste ces lettres sont sous le nom d'un jeune bénédictin qui voudrait être un peu philosophe et qui s'adresse à m. Pau comme à son maitre, en dépit de St Benoit et de saint Idulphe.
Il est vrai Sire que je fais plus de cas de vos 76 journaux de prairies et des sept mille vaches qui vous devront leur existence que des romans théologiques des Chinois et des Indiens. Mais L'empereur Kienlong défriche aussi, et on prétend même que sa charue vaut mieux que sa lire. Vous êtes assurément le seul roi sur ce globe qui soiez supérieur dans tous les genres.
Vous ressembleriés à Apollon comme deux gouttes d'eau, si vous n'aviez pas pris si longtemps pour votre patron un autre saint nommé Mars, car Apollon bâtissait comme vous des palais, cultivait des prairies, était le dieu de la musique et de la poésie. De plus vous êtes médecin comme lui, car votre majesté pousse la bonté jusqu'à vouloir m'envoier une phiole de baume de la Meque. C'est un remède souverain pour la maladie de poitrine dont ma nièce est attaquée et pour la faiblesse extrême où je suis. Non seulement votre majesté fait le charme de ma vie, mais elle la prolonge. Le reste de mes jours doit lui être consacré.
Je la remercie de L'Ammien Marcellin dont on m'a dit que les nottes étaient fort instructives. Cet Ammien était un superstitieux personnage qui croiait aux démons de l'air et aux sorciers comme tout le monde y croiait de son temps, comme les Welches y ont cru du temps même de Louis 14, comme les Polonais y croient plus que jamais; car on dit qu'ils viennent de brûler sept pauvres vieilles femmes accusées d'avoir fait manquer la récolte par des paroles magiques.
Je ne sçais, sire, si je ne me suis pas démis à vos pieds, de mon marquisat. Je n'ai voulu accepter aucune récompense du peu de peines que j'ai pris pour le petit pays dont j'ai fait ma patrie. J'ay quatre-vingt deux ans, je n'ai point d'enfants, l'érection d'une terre en marquisat demande des soins audessus de mes forces. Je ne désire àprésent d'autres honneurs que celui d'être toujours protégé par le Roi Federic le grand à qui je suis attaché avec le plus profond respect jusqu'au dernier moment de ma vie.