1770-12-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Sire,

En vérité ce Roi de la Chine écrit de jolies lettres.
Mon dieu comme son stile s'est perfectioné depuis son éloge de Moukden. qu'il rend bien justice à ce saint flibustier juif nommé David, et à nos badauts de Paris! Je soupçonne sa majesté Kienlong de n'avoir chez lui aucun mandarin qui l'entende, et de chanter comme Orphée devant de beaux lyons, de courageux léopards, des loups bien disciplinez, des faucons bien dressez. J'allay autrefois à la cour du Roy, je fus émerveillé de son armée mais cent fois plus de sa personne et je vous avoue sire que je n'ay jamais fait de soupers plus agréables que ceux où Kien long le grand daignait m'admettre. Je vous jure que je prenais la liberté de l'aimer autant qu'il me forçait à l'admirer, et sans un Lapon qui me calomnia je n'aurais jamais imaginé d'autre bonheur que de rester à Pekin.

Il est vray que j'ay fait une très grande fortune dans l'occident et quoy qu'un abbé Terrai m'en ait escamoté la plus grande partie (ce qui ne me serait point arrivé à Pekin) il m'en reste assez pour être plus heureux que je ne mérite. Cependant je regrette toujours Kien long que je regarde comme le plus grand homme des deux Emisphères.

Comme il parle parfaitement le français (qu'il n'a pourtant point appris des Révérends pères jesuites), comme il écrit dans cette langue avec plus de grâces et d'énergie que les trois quarts de nos académiciens j'ay pris la liberté de luy adresser par le coche trois livres nouvaux, avec cette adresse, au Roy; car il n'y en a pas deux à ce qu'on dit, et on parlera peu du sultan et du mogol d'aujourdui. On a écrit sur l'adresse, pour être mis à la poste dès que le paquet sera dans ses états. C'est un tribut payé à la bibliotèque du Sans Souci de la Chine. Je ne crois pas ce tribut digne de sa majesté, mais c'est la cuisse de cigale que ne dédaigna pas le grand y ha o.

Sa majesté est voisine de ma grande souveraine Russe. Je suis toujours faché qu'ils n'aient pu s'ajuster pour donner congé à Moustapha. Je suis encor dans l'erreur sur Alibeg. Elle même y est aussi. Pourquoy n'a t'elle pas envoié quelque Juif sur les lieux s'informer de la vérité? Les Juifs ont toujours aimé l'Egipte quoy qu'en dise leur impertinente histoire.

Je savais très bien ce que faisaient des ingénieurs sans génie, et j'en étais très affligé. Je trouve tout cela aussi mal entendu que les croisades. Il me semble qu'on pouvait s'entendre; et qu'il avait de beaux coups à faire.

J'ay bien peur que les Welches et même les Iberes n'échouent. Leurs entreprises depuis long temps n'ont abouti qu'à nous ruiner.

Je frappe trois fois la terre de mon front devant votre trône du Pegu, voisin du trône de la Chine.