Ce 8 d'avril 1776
J'ai lu avec plaisir les Lettres curieuses que vous avez bien voulu m'envoyer.
J'ai beaucoup ri de l'anecdote au sujet d'Alexandre, rapportée par Oléarius. L'abbé Paw est tout vain de ce que ces Lettres lui sont adressées; il croit n'avoir aucune dispute avec vous pour le fond des choses; il croit qu'il ne différe de vos opinions sur les Chinois que de quelques nuances; il croit que l'empire de la Chine remonte à la plus haute antiquité, qu'on y connaît les principes de la morale, que les lois y sont équitables: mais il est aussi très persuadé qu'avec ces lois et cette morale, les hommes sont les mêmes à Pékin qu'à Paris, Londres, et Naples.
Ce qui révolte le plus contre cette nation, c'est l'usage barbare d'exposer les enfants, c'est la friponnerie invétérée dans ce peuple, ce sont les supplices plus atroces que ceux dont on se sert encore que trop en Europe.
Je lui dis: Mais ne voyez vous pas que le patriarche de Ferney suit l'exemple de Tacite? Ce Romain, pour animer ses compatriotes à la vertu, leur proposait pour modèle de frugalité de candeur nos anciens Germains, qui certainement ne méritaient pas alors d'être imités de personne. M. de Voltaire de même se tue de dire à ses Velches: Apprenez des Chinois à récompenser les actions vertueuses, encouragez comme eux l'agriculture, et vous verrez vos landes de Bordeaux et votre Champagne pouilleuse, fécondées par vos travaux, produire d'abondantes moissons; faites de vos encyclopédistes des mandarins, et vous serez bien gouvernés. Si les lois sont uniformes et les mêmes dans tout le vaste empire de la Chine, ô Velches! n'êtes vous pas honteux de ce que, dans votre petit royaume, vos lois changent à chaque poste, et qu'on ne sait jamais par quelles coutumes l'on est jugé?
L'abbé me répond que vous faites fort bien; mais il prétend que la Chine n'est pas si heureuse ni si sage que vous le soutenez, et qu'elle est rongée par des abus intolérables que ceux dont on se plaint dans notre continent.
Il me semble donc que votre dispute se réduit à ceci: est il permis d'employer des mensonges officieux pour parvenir à de bonnes fins? On pourra soutenir le pour et le contre, et les avis ne se réuniront jamais sur cette question.
Pour moi, pauvre Achille, si tant y a, je ne suis invulnérable ni aux talons, ni aux genoux, ni aux mains. Madame la goutte s'est promenée successivement dans tout mon corps, et m'a donné une bonne leçon de patience. Il n'y a que ma tête qui est demeurée hors d'atteinte. A présent j'ai fait divorce avec cette harpie, et j'espère au moins d'en être délivré pour un temps. Il faut bien que notre frêle machine soit détruite par le temps, qui absorbe tout. Mes fondements sont déjà sapés; je défends encore la citadelle, et j'abandonne les ouvrages extérieurs à la force majeure, qui bientôt m'achèvera par quelque assaut bien préparé.
Mais tout cela ne m'embarasse guère, pourvu que j'apprenne que le Protée de Ferney a eu quelque succès contre l'infâme, qu'il éclaire encore la littérature, la raison, les finances, etc., etc. Cela me suffit, et j'espère qu'il n'oubliera pas l'ex-jésuite de Sans-Souci. Vale.
Je reçois une lettre de ma nièce de Hollande, qui me marque qu'un mandarin chinois étant arrivé à la Haye, elle avait eu la curiosité de le voir, et de lui parler par le moyen d'un interprète; qu'il passait pour être fort ignorant et pour avoir peu d'esprit. L'abbé Paw triomphe de cette nouvelle. Je lui ai répondu qu'une hirondelle ne fait pas l'été, et qu'il faut nécessairement, selon les lois éternelles de la nature, que sur une population de cent soixante millions d'âmes, dont vous gratifiez la Chine, il y ait au moins quatre-vingt-dix millions de bêtes et d'imbéciles, et que la mauvaise étoile de la Chine a voulu que précisément un être de cette espèce eut fait le voyage de Hollande. Si je ne l'ai pas assez réfuté, je vous abandonne le reste.
Federic