1755-08-13, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Élisabeth de Dompierre de Fontaine, marquise de Florian.

Ma chère nièce, vous êtes charmante.
Vous courez avec votre mauvaise santé aux invalides pour des Chinois. Tout Pékin est à vos pieds. Je me flatte qu'on jouera la pièce telle que je l'ai faite et qu'on n'y changera pas un mot. J'aime infiniment mieux la savoir supprimée qu'altérée.

Les scélérats d'Europe me font plus de peine que les héros de la Chine. Un fripon nommé Grasset que m. d'Argental m'avait heureusement indiqué, est venu ici pour imprimer un détestable ouvrage sous le même titre que celui auquel je travaillai il y a trente ans et que vous avez entre les mains. Vous savez que cet ouvrage de jeunesse n'est qu'une gaieté très innocente. Deux fripons de Paris qui en ont eu des fragments ont rempli les vides comme ils ont pu, contre tout ce qu'il y a de plus respectable et de plus sacré. Grasset, leur émissaire, est venu m'offrir le manuscrit pour 50 louis d'or, et m'en a donné un échantillon aussi absurde que scandaleux. Ce sont des sottises des halles mais qui font dresser les cheveux à la tête. Je courus sur le champ de ma campagne à la ville; et aidé du résident de France je déférai le coquin; il fut mis en prison, et banni, son bel échantillon lacéré et brûlé, et le conseil m'a écrit pour me remercier de ma dénonciation. Voilà comment il faudrait partout traiter les calomniateurs. Je ne les crains point ici; je ne les crains qu'en France.

Il me semble, ma chère nièce, que vous n'avez pas votre part entière, et m. d'Argental a encore trois guenilles pour vous. Je vous demande pardon d'avoir imaginé que vous eussiez pu adopter l'idée que m. d'Argental a eue un moment; j'espère qu'il ne l'a plus.

Ayez soin de votre santé et aimez les deux solitaires qui vous aiment tendrement. Je vous embrasse ma chère enfant du fond de mon cœur.

V.