1755-08-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marc Pierre de Voyer de Paulmy, comte d'Argenson.

Assurément Monseigneur si vous aimez les manuscripts dans votre belle et rare bibliotèque, il ne tient qu'à vous d'en avoir un, et il me semble que peutêtre l'avez vous déjà par Monsieur de Paulmi.

Il y a dans le monde un rodeur nommé Grasset qui se vante de vous cher-cher de ces manuscrits, qui a même reçu de très gros paquets avec votre contreseing adressez pour luy à Monsieur le résident de Geneve. Ce Grasset montre partout votre signature. Ce Grasset m'a dit qu'il devoit vous fournir la chose pour cinquante louis d'or et je vous jure que je vous la donne pour rien. Ce Grasset écrit souvent à Mr Berrier et à mr de Malzerbe. Ce Grasset est un sot et un fripon.

Ce Grasset m'est venu proposer de me vendre à moy, la pucelle d'Orleans, non pas celle de Chappelain, et toujours pour cinquante louis, m'assurant qu'il n'y a que son exemplaire dans le monde, et qu'il va vous le vendre, si je ne l'achète.

Vraiment c'est un bel ouvrage et vous ne pouriez mieux placer votre argent.

‘Et amoureux d'une gueuse fannée
Dort en Bourbon la grasse matinée,
Et saint Louis le saint et bon apôtre
A ses Bourbons en pardonne bien d'autres:
Son premier ministre est un maquereau.’

Voylà de beaux vers cela! et pour me mettre en goust, ce Grasset eüt l'esprit de me confier de sa main une vingtaine de passages de cette délicatesse et de cette force. Je le fis mettre sur le champ entre les mains de la justice, luy et son manuscrit. Il a été flétri et banni, et il est actuellement sur le chemin de Marseilles, aparemment pour y travailler dans le port.

Franchement ceux qui ont farci l'ouvrage de ces bautez, et de tant de belles personalitez, sont d'honnêtes gens et me veulent du bien. Ma destinée est charmante. Je me recommande à vos bontez si faire se peut et vous renouvelle mon tendre respect aussi bien que madame Denis qui de cette affaire là est tout à fait heureuse au pied des Alpes.

V.