Madame Denis vient de me communiquer votre lettre, mon cher marquis: je suis plus affligé et plus indigné que vous.
Je n'ignore pas absolument qui sont les misérables dont la fureur a mêlé le nom de mes amis, et des hommes les plus respectables dans je ne sai quelle plaisanterie qu'on a fait revivre si cruellement depuis quelques années. On m'en a envoyé des fragments où j'ai trouvé Mr le maréchal de Richelieu traité de maquereau, Mr d'Argental de protecteur des mauvais poëtes. Le succès de l'Orphelin de la Chine a ranimé la rage de ceux qui gagnent leur pain à écrire. Ils ont été fourer Calvin dans cet ancien ouvrage dont il est question, parce que je suis dans un pays calviniste. Enfin ils ont poussé leur imbécile insolence jusqu'à oser profaner le nom du Roy. Voyez, s'il vous plait, les beaux vers dans les quels ils ont exprimé ce panégirique:
Je n'ose poursuivre, tant le reste est exécrable. J'ai vu dans un de ces malheureux exemplaires St Louis en Enfer. Il y a sept ou huit petits grimauds qui brochent continuellement des chants de ce prétendu poëme. Ils le vendent six francs le chant; c'est un prix fait: il y en a déjà vingt-deux; et ils mettent mon nom hardiment à la tête de l'ouvrage. Je n'ai pas manqué d'avertir mr le maréchal de Richelieu. On m'avait écrit que vous étiez fouré dans cette rapsodie avec mr d'Argental. Mais je n'avais point vu ce qui pouvait vous regarder. C'est une abomination qu'il faut oublier; elle me ferait mourir de douleur. Adieu, made Denis est aussi affligée que moi, oublions les horreurs de la société humaine. Amusez-vous dans de jolis ouvrages conformes à la douceur de vos mœurs et aux grâces de votre esprit. Nous attendons votre roman avec impatience. Cela sera plus agréable que l'histoire de tout ce qui se fait aujourdui. Vous devriez venir prendre du lait ici pour punir les scélérats qui abusent de votre nom et du mien d'une manière si misérable.
Pardonez à un pauvre malade obligé de dicter et qui a dicté cette lettre très douloureusement.
V.
1er nbre [1755]