aux Délices 28juillet 1755
Je ne suis pas excessivement dans les délices mon cher et respectable ami; toutte cette avanture de Jeanne d'Arc est bien cruelle.
Le porteur vous remettra mon ancienne copie. Vous la trouverez assurément plus honnête, plus correcte, plus agréable que les manuscrits qu'on vend publiquement. Je vous supplie d'en faire tirer une copie pour madame de Fontaines, d'en laisser prendre une à Tiriot, et de permettre à vos amis qu'ils la fassent aussi copier pour eux. C'est le seul moyen de prévenir le péril dont je suis menacé. On s'est avisé de remplir touttes les lacunes de cet ouvrage commencé il y a plus de trente années. On y a ajouté des tirades affreuses. Il y en a une contre le Roy. Je l'ay vüe. Cela est à la vérité composé par de la canaille, et fait pour être lu par la canaille.
Figurez vous tout ce que les halles pouraient mettre en rimes. Enfin on y a fouré plus de cent vers contre la relligion qui semblent faits par le laquais d'un atée.
Ce coquin de Grasset dont je vous dois la connaissance a aporté ce beau manuscrit à Lauzanne. J'ay profité de vos avis mon cher ange, et les magistrats de Lauzanne l'ont intimidé. Il est venu à Geneve, et là, ne pouvant faire imprimer cet ouvrage, il est venu chez moy me proposer de me le donner pour cinquante louis d'or. Je savais qu'il en avait déjà vendu plus de six copies manuscrittes. Il en a envoyé une à mr de Bernstof, 1er ministre en Dannemark. Il m'a présenté un échantillon, et c'était tout juste un de ces endroits abominables, une vingtaine de vers horribles contre Jesus crist. Ils étaient écrits de sa main. Je les ai portez sur le champ au résident de France. Si le malheureux est encor à Genève, il sera mis en prison, mais cela n'empêchera pas qu'on ne débite ces infamies dans Paris, et qu'elles ne soient bientôt imprimées en Hollande. Ce Grasset m'a dit que cet exemplaire venait d'un homme qui avait été secrétaire ou copiste du Roy de Prusse, et qui avait vendu le manuscrit cent ducats. Ma seule ressource àprésent mon cher ange est qu'on connaisse le véritable manuscrit composé il y a plus de trente ans, tel que je l'ay donné à madame de Pompadour, à mr de Richelieu, à mr de Lavaliere, tel que je vous l'envoye. Je vous demande en grâce, ou de le faire copier, ou de le donner à me de Fontaines pour le faire copier. Je vous prie qu'on n'épargne point la dépense. J'enverrai à made de Fontaine de quoy payer les scribes. Si vous avez cet infâme chant de l'âne qu'on m'attribue il n'y a qu'à le brûler. Cela est d'une grossièreté odieuse, et indigne d'être dans votre bibliotèque. En un mot mon cher ange, le plus grand service que vous puissiez me rendre est de faire connaître l'ouvrage tel qu'il est, et de détruire les impressions que donne à tout le monde l'ouvrage supposé.
Je vous embrasse tendrement et je me recommande à vos bontez avec la plus vive instance.
P. S. On vient de mettre ce coquin de Grasset en prison à Geneve. On devrait traitter ainsi à Paris ceux qui vendent cet ouvrage abominable.