1755-08-02, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Louis Chouet.

Monsieur,

Vos bontez et celles du magnifique conseil m'ayant déterminé à m'établir ici sous sa protection, il ne me reste en renouvellant mes remerciements que d'assurer mon repos, en ayant recours à la justice, et à la prudence du conseil.

Je suis obligé de L'informer que, le 17e du mois de juin un conseiller d'état de France m'écrivit, qu'un nommé Grasset était parti de Paris, chargé d'un manuscrit abominable qu'il voulait imprimer sous mon nom, croyant mal à propos que mon nom servirait à le faire vendre. On m'envoya de plus la teneur de la lettre écritte de Lausanne par ce Grasset à un facteur de Librairie de Paris. J'écrivis incontinent à des Magistrats de Lausanne, et je les supliai d'éclaircir ce fait. On intimida Grasset à Lausanne.

Le 22e juillet une femme nommée Du Bret, qui demeure à Genêve, dans la même maison que le sieur Grasset, vint me proposer de me vendre cet ouvrage manuscrit, quarante louis d'or.

Le 26e juillet Grasset arrivé de Lausanne vint lui même me proposer ce manuscrit pour cinquante Louis en présence de madame Dénis et de Mr Cathala, et me dit que, si je ne l'achetais pas, il le vendrait à d'autres.

Pour me faire connaitre le prix de ce qu'il voulait me vendre, il m'en montra une feuille écritte de sa main, il me pria de la faire transcrire et de lui rendre son original.

Je fus saisi d'horreur à la vue de cette feuille qui insulte avec autant d'insolence que de platitude, à tout ce qu'il y a de plus sacré. Je lui dis en présence de Monsr Cathala, que, ni moi, ny personne de ma maison ne transcririons jamais des choses si infâmes, et que si un de mes Laquais en copiait une ligne, je le chasserais sur le champ.

Ma juste indignation me détermina à faire remettre dans les mains d'un Magistrat cette feuille punissable, qui ne peut avoir été composée que par un scélérat, insensé, et imbécile.

J'ignore ce qui s'est passé depuis. J'ignore de qui Grasset tient ce manuscrit odieux. Mais ce que je sçais certainement, c'est que, ny vous, monsieur, ny le magnifique conseil, ny aucun membre de cette République, ne permettront des ouvrages, et des calomnies si horribles, et en quel que lieu que soit Grasset, j'informerai partout les magistrats de son entreprise, qui outrage également les moeurs, la relligion, et le repos des hommes. Mais il n'y a aucun lieu sur la terre, où j'attende une justice plus éclairée qu'à Genêve.

Je vous suplie Monsieur, de communiquer ma Lettre au magnifique conseil, et de me croire avec respect

Monsieur

votre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire
gentilhome ord. de sa majesté t. c.

N.b. que Grasset ayant aporté icy trois copies de sa main de cet écrit infâme il est évident qu'il les a aportées pour les distribuer.