1755-08-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Antoine Noé Polier de Bottens.

Vous m'avez fait venir sur votre lac, mon cher monsieur, et malgré toutes les horreurs qui m'environnent, je ne me jetterai pas dans le lac.
Sachez les faits, et voyez mon cœur.

1. Quiconque viendra m'apporter un écrit, tel que Grasset m'en a présenté un, je le mettrai entre les mains de la justice, parce que je veux bien qu'on rie de saint Denis, et que je ne veux pas qu'on insulte dieu.

2. Corbi n'est point un être de raison; c'est un homme très connu, c'est un facteur de librairie à Paris. Grasset lui offrit au mois de mai quatre mille exemplaires d'un manuscrit qu'il devait acheter à Lausanne.

3. Un conseiller d'état de France m'envoya la lettre de Grasset à Corbi, et Grasset intimidé, n'imprima rien à Lausanne.

4. Une femme nommée Dubret, qui demeure à Genève, dans la même maison que Grasset, vint il y a un mois me proposer de me vendre ledit manuscrit pour quarante louis d'or.

5. Grasset, le 26 juillet, vint me l'offrir pour cinquante louis, et pour m'engager, il me montra un échantillon fait par le laquais d'un athée, échantillon écrit de sa main et dont il avait eu soin de faire trois copies.

6. Je le fis mettre en prison; il est banni, et s'il revient à Genève, il sera pendu.

7. A l'interrogatoire, il a décelé un capucin défroqué, nommé Maubert.

8. Le capucin Maubert a répondu à la justice qu'il tenait le manuscrit de mr de Montolieu, et lui, et Grasset ont dit que M. de Montolieu l'avait acheté cent ducats, et voulait le vendre cent ducats, soit à moi, soit à madame de Pompadour, par le canal de m. de Chavigni.

9. Il est faux que M. de Montolieu ait acheté ce manuscrit cent ducats, puisqu'il dit à Lausanne qu'il le tient de son fils, lequel le tient, dit il, de madame la margrave de Bareuth.

10. J'instruis m. de Montolieu de tout ce que dessus.

11. Je vais écrire au roi de Prusse, au prince Henri, à madame la margrave; tous les trois savent bien que mon véritable ouvrage, fait il y a trente ans, et qu'ils ont depuis dix ans, ne contient rien de semblable, ni aux platitudes de laquais dont le manuscrit de m. de Montolieu est farci, ni aux horreurs punissables dont on vient de l'infecter.

12. Si on veut le vendre à madame de Pompadour, on s'y prend tard; il y a longtemps que je le lui ai donné.

13. Ce n'est point madame la margrave de Bareuth qui a donné au fils de m. de Montolieu les fragments ridicules qu'il possède, c'est un fou nommé Tinois.

14. Tout le conseil de Genève a approuvé unanimement ma conduite, et m'a fait l'honneur de m'écrire en conséquence.

15. M. de Montolieu n'a autre chose à faire qu'à détester le jour où il a connu Maubert, lequel Maubert tout savant qu'il est s'est avisé de placer le portrait de Calvin dans un poème qui a pour époque le quatorzième siècle; lequel Maubert enfin est le plus scélérat renégat que la Normandie ait produit. Que d'horreurs pour m'escroquer cinquante louis! En voilà beaucoup, mon cher monsieur, je commence à croire que Rousseau pourrait avoir raison, et qu'il y a des gens que les belles lettres rendent encore plus méchants qu'ils n'étaient; mais cela ne regarde que les ex-capucins. Maubert est ici aussi connu qu'à Lausanne, mais la justice n'a pu le punir, puisqu'il a montré qu'il était l'agent d'un autre.

Adieu, mon cher ami, je suis las de dicter des choses si tristes.

Somme totale, qu'y a-t-il à faire maintenant? Rien. Puisse m. de Montolieu jeter au feu son damnable manuscrit, faire pendre Maubert, s'il le rencontre, l'oublier s'il ne le rencontre pas, et n'avoir jamais de commerce avec lui!

Adieu; madame Denis et moi, nous sommes malades; nous viendrons à Monrion quand nous pourrons; nous vous embrassons tendrement.

Voltaire