Aux Délices, près de Genève, 11 juin [1755]
Premièrement je vous jure, mon ancien ami, que je n'ai point lu les réponses de la Beaumelle.
En second lieu, vous devez le connaître pour le plus impudent et le plus sot menteur qui ait jamais écrit. C'est un homme qui, sans avoir seulement un livre sous les yeux, s'avisa de faire des notes au Siècle de Louis XIV, et d'imprimer mon propre ouvrage en le défigurant, avançant à tort et à travers tous les faits qui lui venaient en tête, comme on calomnie dans la conversation. C'est un coquin qui, sans presque vous connaître, vous insulte, vous et m. d'Argens, et tout ce qui était près du roi de Prusse, pour gagner quinze ducats. C'est ainsi que la canaille de la littérature est faite. Encore une fois, je n'ai point lu sa réponse, et rien ne troublerait le repos de ma retraite sans le manuscrit dont vous me parlez. Il ne devait jamais sortir des mains de celui à qui on l'avait confié; il me l'avait juré, et il m'a écrit encore qu'il ne l'avait jamais prêté à personne. C'est un grand bonheur qu'on se soit adressé à vous, et que cet ancien manuscrit soit entre des mains aussi fidèles que les vôtres. Vous savez d'ailleurs que ce Tinois qui transcrivit cet ouvrage, se mêla de rimailler. Le frère de m. de Champaux m'avait donné Tinois comme un homme de lettres; c'est un fou, il fait des vers aussi facilement que le poëte Mai, et aussi mal. Il faut qu'il en ait cousu plus de deux cents de sa façon à cet ouvrage qui n'est plus par conséquent le mien. Dieu me préserve d'un copiste versificateur.
On m'a dit que la Beaumelle, dans un de ses libelles, s'était vanté d'avoir le poème que vous avez, et qu'il a promis au public de le faire imprimer après ma mort. Je sais qu'il en a attrapé quelques lambeaux. S'il avait tout l'ouvrage qu'on m'impute, il y a longtemps qu'il l'eût imprimé, comme il imprime tout ce qui lui tombe sous la main. Il fait un métier de corsaire en trafiquant du bien d'autrui. Les Mandrins sont bien moins coupables que ces fripons de la littérature qui vivent dessecrets de famille qu'ils ont volés, et qui font courir d'un bout de l'Europe à l'autre le scandale et la calomnie.
Il y a aussi un nommé Chevrier qui s'est vanté, dans les feuilles de Fréron, de posséder tout le poème; mais je doute fort qu'il en ait quelques morceaux. Il en court à Paris cinq ou six cents vers; on me les a envoyés, je ne m'y suis pas reconnu. Cela est aussi défiguré que la prétendue Histoire universelle que cet étourdi de Jean Néaulme acheta d'un fripon. Tout le monde se saisit de mon bien comme si j'étais déjà mort, et le dénature pour le vendre.
Ma consolation est que les fragments de ce poème que j'avais entièrement oublié, et qui fut commencé, il y a trente ans, soient entre vos mains. Mais soyez très sûr que vous ne pouvez en avoir qu'un exemplaire fort infidèle. Je suis affligé, je vous l'avoue, que vous en ayez fait une lecture publique. Vingt lettres de Paris m'apprirent que ce poème avait été lu tout entier à Vincennes: j'étais bien loin de croire que ce fût vous qui l'eussiez lu. Je fis part à m. le comte d'Argenson de mes alarmes; je lui demandai aussi bien qu'à m. de Malesherbes les ordres les plus sévères pour en empêcher la publication. J'étais d'autant plus alarmé que, dans ce temps là même, un nommé Grasset écrivit à Paris au sieur Corbi qu'il en avait acheté un exemplaire manuscrit mille écus.
Enfin je suis rassuré par votre lettre, et vous voyez par la mienne que je ne vous cache rien de tout ce qui regarde cet ancien manuscrit. Après toutes ces explications je n'ai qu'une grâce à vous demander. Vous avez entre les mains un ouvrage tronqué, incorrect et très indécent; faites une belle action; jetez le au feu; vous ne ferez pas un grand sacrifice, et vous assurerez le repos de ma vie. Je suis vieux et infirme; je voudrais mourir en paix, et vous en avoir l'obligation.
Le roi de Prusse a voulu avoir pour son copiste le fils de ce Villaume que j'ai emmené de Potsdam avec moi. Je le lui ai rendu, et j'ai payé son voyage; je crois qu'il en sera content; heureusement il ne fait point de vers. Adieu, conservez moi votre amitié; écrivez moi. Voulez vous bien remercier pour moi m. de Croismare de son souvenir, et permettre que je fasse mes compliments à m. du Verney? Je me flatte que votre sort est très agréable; je m'y intéresserai toujours très tendrement, soyez en bien sûr.
Ma pauvre santé ne me permet plus guère d'écrire de ma main. Pardonnez à un malade. Comptez que ce poème, et la vie de l'auteur, et tout au monde sont bien peu de chose.