1755-06-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange je vous demande toujours en grâce de montrer ce dernier chant à m. de Tibouville, afin qu'il voie que les sottises qu'on y a insérées ne sont pas de moi.
C'est un de mes plus violents chagrins qu'un homme que j'aime puisse avoir quelque chose à me reprocher, et il n'y a certainement d'autre remède que de lui faire voir le manuscrit que vous avez: tout cela est horrible. Comment puis je, encore une fois, travailler à mes chinois et à mes tartares dans cette crainte perpétuelle, dans les soins qu'il me faut prendre pour prévenir cette malheureuse édition et dans la douleur de voir que mes soins seront inutiles? La personne qui m'avait juré que la copie qu'elle avait ne sortirait jamais de ses mains, l'a pourtant confiée à Darget dans le temps que j'étais en France, croyant que Darget ne manquerait pas de l'imprimer et qu'alors je serais forcé de lui demander un asile: voilà sa conduite, voilà le nœud de tout. Darget m'a avoué lui même dans la lettre qu'il vient de m'écrire, que cette personne lui avait donné ce malheureux manuscrit. Il l'a lu publiquement à Vincennes et aurait fait tout aussi bien de ne le pas lire; d'autant plus que si cet ouvrage est jamais imprimé, on serait en droit de s'en plaindre à lui. Mr l'abbé Chauvelin voit quelquefois Darget; je ne doute pas qu'il ne l'affermisse dans le dessein où il paraît être de n'en point donner de copie. Je vous supplie d'engager m. l'abbé Chauvelin à faire cette bonne œuvre, il est si accoutumé à en faire! Mais en prenant cette précaution, en défendant un côté de la place, empêcherons nous qu'elle ne soit prise dans d'autres attaques? Les copies se multiplient, les lettres de m. de Malesherbes et du président Hainaut me font trembler. Tous les libraires de l'Europe sont aux aguets. Je vous jure que si j'avais du temps et encore un peu de génie je me remettrais à cet ouvrage, j'en ferais quelque chose dans le goût de l'Arioste, quelque chose d'amusant, de gai et d'assez innocent. J'empêcherais du moins par là le tort qu'on fera un jour à ma mémoire; j'anéantirais les détestables copies qui courent, et un poème agréable résulterait de tout ce fracas. Mais je sens bien que vous demanderez la préférence pour nos cinq actes. Dieu veuille que je sois assez recueilli, assez tranquille pour vous bien obéir! Nous verrons ce que je pourrai tirer d'une tête un peu embarrassée et si je pourrai conduire à la fois mes ouvriers, la pucelle, l'histoire générale et mes tartares. Je ne vous réponds que de ma sensibilité pour vos bontés. Vous aimer de tout mon cœur est la seule chose que je fasse bien. Adieu mon cher et respectable ami.

V.