1755-06-13, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Je n'ay de terme ny en vers ny en prose ny en français ny en chinois mon cher et respectable ami pour vous dire à quel point vos bontez tendres et attentives pénètrent mon cœur.
Vous êtes le saint Denis qui vient au secours de Jeanne. J'ay reçu votre lettre par mr Malet. Mais les choses sont pires que vous ne les croyez. Mr le duc de la Valiere me mande qu'on luy a offert un exemplaire pour mille écus. Le beau frère de Darget en a donné une ou deux copies. Je ne sçai pas ce que Darget a fait, mais je sçai que dans tous les pays où il y a des libraires, on cherche à imprimer cette détestable et scandaleuse copie. Il faut de toutte nécessité que je fasse transcrire la véritable. Je suivrai votre conseil. Je L'enverrai à mr de la Valiere et à la personne dont vous me parlez. Vous l'aurez sans doute. Mais que de temps demande cette opération! Je me donnerai bien de la peine, et pendant ce temps là l'ouvrage paraîtra tronqué, défiguré et dans toutte son abomination. Aureste vous avez trop de goust pour ne pas penser que les grossièretez ne conviennent pas même aux ouvrages les plus libres. Il y en a très peu dans l'Arioste. Deux ou trois coups, dit elle, est fort plat, et rien du tout dit elle, est plaisant. Tous les gros mots sont horribles dans un poème de quelque nature qu'il soit. Il faut encor de l'art et de la conduitte jusques dans l'ivresse de la plaisanterie, et la folie même doit être conduitte par la sagesse. Le résident de France, et un magistrat sont venus chez moy lire la véritable leçon. Ils ont été intéressez en pouffant de rire. Ils ont dit qu'il faudrait être un sot pour être scandalizé. Voylà où j'en suis, c'est à dire au désespoir, car malgré l'indulgence de deux homes graves, je suis plus grave qu'eux. Une vieille plaisanterie de trente ans jure trop avec mon âge et ma situation. Dieu veuille me rendre ma raison tragique, et m'envoyer à Péquin. On dit qu'il est venu à Paris un nouvel acteurégal à le Kain. Ce serait bien là notre affaire. Adieu mon ange, je ferai ce que je pourai. Dieu a donc béni Mahomet! est il possible que Rome sauvée ait été mal jouée et plus mal imprimée, et qu'on ne puisse pas reprendre sa revanche? Il faut bien du temps pour faire revenir les hommes. Les talents ne sont point faits pour rendre heureux. Il n'y a que votre amitié qui ait ce privilège. Adieu, mille tendres respects à tous les anges. Madame Denis vous dit touttes les mêmes choses que moy.

V.